Enferme-moi si tu peux, Anne-Caroline Pandolfo (scénariste), Terkel Risbjerg (dessin). Editions Casterman, 168 pages, 23 euros.
“Ils enfermèrent ma tête infinie dans un cercle étroit“. Cette phrase de William Blake mise en exergue de l’album pourrait être prononcée par chacun des six personnages évoqués dans ce roman – très – graphique, dont le titre se veut aussi un clin d’oeil au film de Steven Spielberg Arrête moi si tu peux, autre incarnation, plus hollywoodienne, d’un esprit libre et hors normes.
Six personnes donc, trois hommes et trois femmes sans aucun rapport entre elles sinon celles crées par la magie du dessin de Terlek Risbjerg et du scénario d’Anne-Caroline Pandolfo.
Par ordre d’apparition dans ce casting du bizarre, on trouve d’abord Augustin Lesage, mineur dans le Pas-de-Calais à la fin du XIXe siècle (1876-1954) qui, suite à des séances de spiritisme, inspiré par un “esprit”, se met à peindre d’immenses toiles de formes étonnantes et minutieuses. Madge Gill, est plus ou moins sa contemporaine (1882-1961). Londonienne, enfant “naturelle” et martyre, délaissée par sa famille, puis mal mariée et ayant perdu un oeil après une longue dépression, elle aussi connaît une sorte d’expérience mystique, le 3 mars 1920, avec la sensation “d’un liquide brûlant, une lave qui partait du coeur et coulait jusqu’aux extrémités” et va lui donner la force de “déployer ses ailes“. A savoir, remplir de grands rouleaux de papier de dessins miniature à la plume et l’encre.
Ferdinand Cheval est leur aîné de quelques années (1836-1924) et il est sans doute plus connu du grand public français sous son nom de Facteur Cheval, avec son “palais idéal” bâti en une trentaine d’années, pierre après pierre (qu’il ramassait après sa tournée postale). Sur le sujet, on peut aussi lire l’album Le Palais idéal du facteur cheval – rêves de pierres, de Bonifay, Schneider et Grycan, paru chez Glénat en 2006 ; album de commande (co-édité par le conseil général de la Drôme) mais bonne description factuelle et illustration très réaliste de la création du Facteur Cheval.
Le quatrième personnage évoqué ici est suisse. Aloïse (1886-1964) est née dans le canton de Vaud, dans un paysage à la Heidi, dotée d’une belle voix, se rêvant cantatrice mais se retrouvant finalement gouvernante à la cour de l’Empereur Guillaume II dont elle tomba amoureuse de son regard bleu. A cet amour fantasmé vint s’ajouter l’horreur de la Première Guerre mondiale qui participèrent à la faire basculer, pour son entourage, dans la folie. Internée en 1981 comme schizophrène, elle y demeura tout le restant de sa vie. C’est là qu’elle se recréa un monde, son monde, dans des dessins colorés et gais qui furent collectionnés par Jean Dubuffet.
L’histoire des deux derniers artistes est encore plus étrange et troublante.
Marjan Gruzewski (1898 – ?), somnambule et médium, ne contrôlant plus sa main droite depuis son enfance, peignait en état de transe. Judith Scott (1943-2005), benjamine du lot, trisomique, sourde et muette, connut tous les affres du système d’institutions pour “enfants attardés”, avant que sa soeur jumelle ne parvienne à l’en extirper et que Judith ne trouve sa voie dans un cours de textile. Elle se met à créer d‘étonnants cocons de fils, de cordes et de lacets enfermant divers objets, devenant une des grandes figures de l’art brut, cet “art des fadas” inventé par Jean Dubuffet en 1945 pour désigner ces productions artistiques hors circuit culturel traditionnel (le musée de l’Art brut, à Lausanne, qui en regroupe bon nombre est un endroit fascinant, à voir impérativement si l’on passe dans le coin).
Si l’album consacre, classiquement, un chapitre à chacun des six artistes, il se ménage des transitions plus originales en imaginant un dialogue imaginaire entre eux. Le dessin de Terkel Risbjerg est en parfaite communion avec l’esprit de liberté du livre (c’est le sixième ouvrage commun aux deux auteurs), avec des cases sans bord, voire plus de cases du tout quand il s’agit de décrire les artistes pris dans leur fièvre artistique. D’où des séquences très évocatrices – à l’image de celle choisie pour illustrer la couverture, explosant en pleine page.
Une belle immersion, sans didactisme excessif dans cet univers si étrange et fascinant de l’art brut, où la folie devient l’échappatoire du carcan social. Et un beau plaidoyer pour la liberté artistique. Bref, une vraie réussite graphique et narrative.
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