Frédéric Vitoux égrène, sans chronologie, ses souvenirs familiaux et amicaux. C’est délicieux.

Il est des livres qui vous restent dans la mémoire; ils s’y incrustent définitivement. C’est ce qu’on appelle communément des bonheurs de lecture; souvent, l’auteur s’y met à nu, même lorsque l’intimité est cachée derrière les paravents (translucides) de personnages. Adios, du regretté Kléber Hedens (et son double, Jérôme Dutoit), et Les Poneys sauvages, du tout aussi regretté Michel Déon (et Georges Saval, personnage central), sont de ceux-là. Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, de Frédéric Vitoux, procure la même impression. Et c’est délicieux. La forme, en elle-même, se révèle d’emblée à la fois légère et séduisante. Point d’autobiographie chronologique, non. Frédéric Vitoux laisse s’écouler sa mémoire comme le cours limpide et surprenant d’une rivière de larmes douces-amèresou d’inextinguibles fous rires.
«Cet homme cultivé, sensible, original, détaché de l’argent, des plans de carrière et des honneurs factices (…)»
Cela nous donne à lire dix-sept chapitres (dont certains assez courts) qui mêlent – joli puzzle–, scène de vie, engouements et découvertes littéraires et cinématographiques, portraits à cru d’une criante et subtile vérité. Le tout compose une manière de pâte humaine, levée au ferment d’une mélancolie pudique et acidulée; une sage réflexion sur le temps qui fuit. Le premier souvenir qui surgit n’est autre que celui d’un enfant, au côté de sa mère, dans un camion. Ils vont voir le père emprisonné à Clairvaux. Nous sommes au sortir de la deuxième guerre; ce même père a fait de mauvais choix au cours de l’Occupation. Il a été journaliste au Petit Parisien; plutôt que se réfugier et de poursuivre son activité en zone libre, il a continué à écrire sous la contrainte allemande. Il n’a rien d’un odieux collaborateur, non. Et le portrait qui est ici dressé de cet homme cultivé, sensible, original, détaché de l’argent, des plans de carrière et des honneurs factices est en tout point réussi, et particulièrement émouvant. L’ombre de Pierre Vitoux, père de Frédéric, plane sur tout le livre. Exemple, page 62, quand l’écrivain – à la faveur de la sortie de son livre L’Ami de mon père – fut invité, en 2000, par Bernard Pivot dans Apostrophes, parmi de grands Résistants. Pivot leur fit remarquer qu’ils avaient toutes les raisons pour détester Pierre Vitoux. Jean-Louis Crémieux-Brilhac en tête et les autres répondirent «que la question n’était pas là, qu’ils se seraient sans aucun doute heurtés violemment à mon père, à cette époque-là, mais qu’ils pensaient que des hommes parfaitement estimables au demeurant avaient pu adopter une ligne de conduite différente, au moment où eux-mêmes rejoignaient le général de Gaulle.» Imparable élégance, immense ouverture d’esprit.
Des souvenirs et des portraits, ce livre en contient des dizaines. Des seconds ou troisièmes rôles du cinéma traversent ces pages, à l’image du mystérieux comédien Eugene Deckers (qui apparaît dans les certains romans de Patrick Modiano). Passent encore de grands originaux comme le désopilant Antoine Menier (ami d’enfance du parrain de Frédéric Vitoux), héritier de la grande famille de chocolatiers, rentier, dilettante définitif, qui avait fait monter, sur sa voiture Riley crème, en guise de klaxon, un mécanisme sonore qui imitait le meuglement d’une vache ou d’un taureau en chaleur. Ainsi, lorsqu’il se promenait dans la compagne, il attirait autour de lui tous les bovins des pâturages.
Un récit d’une saveur incomparable et à l’inimitable parfum de nos chères et regrettées Trente glorieuses. PHILIPPE LACOCHE
Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, Frédéric Vitoux; Grasset;
360 p.; 22 €.
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