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Damien Cuvillier fait revivre “Mary Jane”, un “destin de femme dans l’Angleterre victorienne”

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Damien Cuvillier (photo DR)

Après un album graphiquement impressionnant, Eldorado, Damien Cuvillier poursuit sa route avec les éditions Futuropolis. Cette fois pour accoucher d’un projet au long cours, et qui pouvait sembler enfoui pour de bon, de Frank Le Gall. Un nouveau portrait de femme tourmentée, aussi. Mais pas pour les mêmes raisons, avec cette vision romancée de la tragique existence de Mary Jane Kelly, entrée malgré elle à la postérité comme ayant été la dernière victime de Jack l’Eventreur. Rencontre avec le dessinateur picard et retour sur Mary Jane (ed. Futuropolis).

Nous avons été mariés par notre éditeur
commun, Claude Gendrot”

Damien Cuvillier, comment vous êtes vous retrouvé sur ce projet de Frank Le Gall ?

Pour le coup, nous avons été mariés par notre éditeur commun, Claude Gendrot. Il était déjà éditeur de Frank Le Gall à l’époque où il travaillait chez Dupuis et sur Théodore Poussin. Mary Jane est un projet que Frank portait depuis de nombreuses années. Et d’ailleurs, il devait se faire dans la collection Aire Libre. Quand Claude Gendrot est parti pour rejoindre Futuropolis, Frank l’avait suivi, et l’idée était de publier l’album chez Futuropolis. Et puis Frank a laissé tomber le projet.

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Moi, de mon côté, j’ai toujours aimé le travail de Frank Le Gall. Quand j’ai rencontré Claude Gendrot, il y a maintenant quelques années pour l’album Nuit noire sur Brest, je ne lui avait pas caché l’intérêt et la passion que j’avais pour l’oeuvre Frank Le Gall. Et donc, pour Mary Jane, tout a commencé il y a un an et demi, au moment où je finissais l’album Eldorado. J’étais passé chez Claude Gendrot, en Bretagne. C’était au moment où venait de sortir le dernier album de Théodore Poussin, Le dernier voyage de l’Amok. On reparlait donc du travail de Frank et Claude d’un seul coup m’évoque le projet Mary Jane, que Frank ne dessinera pas mais qu’il confierait bien à un dessinateur… Et il me lance: “Et toi, tu aimerais le dessiner ce projet là ?” De fil en aiguilles, il me tendait d’autres perches, me proposant de rencontrer Frank. Ce qui s’est fait. On a tout de suite sympathisé, c’est vraiment quelqu’un d’adorable et de très généreux. Rapidement, j’ai lu le synopsys et j’ai été très vite séduit. Et puis, au bout d’un moment, nous sommes partis vraiment sur la réalisation de l’album.

Cette thématique et cette ambiance du Londres de la fin du XIXe siècle, c’était quelque chose qui vous intéressait ?

Oui, c’est une époque de mutation. C’est le moment où les campagnes se vident, où les gens vont vers les villes. C’est intéressant de voir cette ère industrielle qui vient tout bouleverser dans la vie de ces gens. C’est aussi le capitalisme qui s’installe pour de bon, avec une vraie violence de classes, avec des cohortes de gens qui vont essayer de trouver une vie meilleure que celle qu’ils avaient à la campagne et qui vont se confronter avec une violence nouvelle.

Notre idée était de montrer que cela n’allait pas
de soi de partir ainsi sur les routes”

Cet aspect est bien décrit dans l’album. Mais ce que j’ai trouvé également intéressant, c’est la manière de montrer justement ce passage de la campagne à la ville. Dans Mary Jane, il y a en fait un tiers du récit qui se déroule avant son arrivée à Londres, avec notamment des planches muettes, d’ambiance…

Cet aspect était présent dès le début, mais c’était beaucoup plus court. Lorsqu’on a retravaillé le scénario avec Frank, j’aimais bien l’idée que l’on puisse prendre du temps avec Mary Jane avant son arrivée à Londres en effet, car cela dit beaucoup de chose sur sa relation avec le personnage de Black Jones, le chef de ces “vagabonds” qui errent dans la campagne. Cela explique aussi les motivations de Mary Jane pour partir finalement en ville.

Au-delà de cela, c’était aussi l’idée de faire passer cette notion de lenteur. A l’époque, le chemin était long pour aller du Pays de Galles à Londres. Là, on voit une mini-migration en fait. Notre idée était de montrer que cela n’allait pas de soi de partir ainsi sur les routes, que se posait la question de la survie. Il ne s’agit pas de comparer avec le drame des migrants qui traversent la Méditerranée aujourd’hui, mais il y avait cette idée de montrer le crève-coeur que c’était de partir de chez soi, et d’aller vers l’inconnu.

 

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J’ai cru comprendre qu’il n’y avait que très peu de documents qui montrent Mary Jane Kelly. Comment avez-vous travaillé pour lui donner ce visage, cette silhouette ? Les éléments descriptifs étaient très précis dans le scénario ?

La seule chose que l’on trouve sur elle, lorsqu’on tape son nom sur Internet, est une photo assez abominable – et je ne conseille à personne d’aller voir ça ! En revanche, les séquences qui rythment l’album, avec les gens qui passent devant le juge et témoignent après la mort de Mary Jane, permettent de mieux la saisir. C’était une femme assez jolie, sans doute plus qu’on la voit sur les gravures d’époque, pas très inspirées, qui la présentent comme un peu boulotte et avec un regard dur. Nous avons essayé de composer le personnage en lui faisant un visage assez doux mais en même temps avec une sorte de détermination. Il y avait déjà de cela dans les pages originelles de Frank, même si l’approche était différente…

Nous tenions aussi à lui donner un côté un peu anonyme, comme une femme parmi d’autres.
C’est pourquoi l’album se nomme Mary Jane et pas “Mary Jane Kelly”

Cette vision de Mary Jane, par Frank Le Gall, c’est celle que l’on voit dans le petit dossier en fin d’album ?

Oui, c’est ça. Moi j’ai essayé de travailler à son comportement, à son attitude. Elle est souvent la tête baissée, comme si elle avait tout le poids de sa vie à porter. J’ai aussi voulu lui donner un charme particulier, qui explique aussi comment elle va se retrouver dans cette maison close. Mais, à la fois, nous tenions aussi à lui donner un côté un peu anonyme, comme une femme parmi d’autres. C’est d’ailleurs pourquoi l’album se nomme Mary Jane et pas “Mary Jane Kelly”, c’est une fiction totale et assumée. Il y a donc peu de chose sur cette malheureuse fille, mais, en soi, ce n’était pas tant cela qui nous intéressait que sa vie qui était celle de milliers de femmes de son époque.

Après, la seule chose qui la relie à la grande histoire du XIXe siècle, c’est que ses pas vont l’amener
vers un assassin assez célèbre…”

A ce propos, on ne voit pas Jack l’Eventreur dans l’album. A peine peut-on penser l’entre-apercevoir à la fin. Et on ne voit pas le meurtre…

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Non, c’était clair pour nous. Et l’originalité du récit, par rapport à ce qui a pu être fait autour de Jack l’Eventreur, c’est que c’est vraiment une vie de femme, un destin de l’époque victorienne. Et finalement, l’histoire de Jack l’Eventreur est anecdotique dans tout ça. Notre propos, c’est de montrer ce que pouvait être une vie de femme précaire au XIXe siècle. Etre pauvre dans l’Angleterre victorienne, c’est terrible; être une femme pauvre dans ce cadre, cela l’est encore plus.

Et donc, logiquement, le raisonnement, c’est de ne pas faire apparaître l’assassin. Il y a quelque chose de vraiment sordide dans cette histoire. La série de meurtres de Whitechapel est forcément abominable, mais ce qui est également abominable, voire plus abominable, c’est la fascination que l’on peut éprouver pour Jack l’Eventreur. Toutes ces théories pour tenter de démontrer son identité, en oubliant complètement les victimes, ces pauvres femmes qui étaient des femmes pauvres…

Comment fait-on, lorsqu’on a un dessin, comme vous, qui est plutôt beau, esthétique, à le mettre au service de la description d’une réalité sordide et glauque ?

En tant que dessinateur, je trouve déjà qu’il y a un vrai attrait esthétique à dessiner cette époque. Je me suis nourri d’images, de photos de la fin du XIXe siècle, des quartiers pauvres de l’East End de Londres. Dans ces quartiers pauvres, faits de bric et de broc, avec ces gens habillés avec de vieux vêtements, des chapeaux troués, il y a une certaine esthétique aussi. Et aussi un plaisir de dessinateur. Après, il y avait aussi l’idée de composer avec cela, avec tout ce décorum et, à la fois, de ne pas tomber trop dans le sordide, mais aussi de ne pas trop enjoliver la réalité. Et cela a été très difficile.

Tout au long de la réalisation, nous nous sommes aussi beaucoup posés de questions sur la représentation de la violence. Car Mary Jane arrive dans le milieu de la prostitution. Comment dessiner cela et qu’est-ce que l’on représente ?  Il y a notamment une page où l’on voit Mary Jane avec différents “clients”. Devait-on le montrer ? En même temps, on ne pouvait pas faire l’impasse là-dessus. Il ne fallait pas tomber dans un voyeurisme gratuit, mais pas non plus édulcorer le sujet. C’était pour nous la vraie difficulté du récit.

Il ne fallait pas tomber dans un voyeurisme gratuit, mais pas non plus édulcorer le sujet.
C’était pour nous la vraie difficulté du récit”

… Vous évoquez la page 54, que l’on remarque en effet, par sa succession de petites vignettes, dans un gaufrier très géométrique. Avec à chaque fois des détails, des plans rapprochés, qui illustrent bien, je trouve, cette volonté de se confronter frontalement à cette réalité, mais sans esthétisme…

Effectivement, ce que vous décrivez est la solution que nous avons trouvée pour montrer cela. Alors, effectivement, on se prend un peu cela de plein fouet, mais on n’y revient pas. Tout est dit en une planche, il n’y a pas d’intérêt, sauf à faire dans le voyeurisme, à y revenir ultérieurement.

Un autre aspect intéressant dans l’album est le traitement des couleurs. Vous travaillez toujours en couleur directe. Et avec un vrai rôle des couleurs pour accompagner et donner le ton aux différentes séquences du récit…

Oui, je travaille vraiment les couleurs par séquences. Là, il y avait aussi l’idée qu’à la progression dans la vie de Mary Jane s’associe une dégradation dans les couleurs, une lumière qui décline, des ambiances de plus en plus sombres. Et puis, un contraste avec la séquence finale, qui ramène au début, où l’on retombe dans les couleurs plus douces du départ.

Frank Le Gall avait déjà dessiné une trentaine de planches de Mary Jane. Pour vous, est-ce que cela a été un problème ? Les avez-vous vues dès le départ ?

Je n’ai effectivement pas voulu les voir de suite, le temps de trouver déjà le visage de Mary Jane. De toute façon, Frank avait aussi l’intention de reprendre vraiment son scénario. Il a repris à l’identique certaines pages qu’il avait déjà faites, mais il ne me les a pas montrées, il les a décrites dans le nouveau scénario, en faisant le découpage de la page. Ce qui est drôle, c’est que je suis un peu retombé sur ce qu’il avait pu dessiner.

Et puis, à un moment, une fois que j’avais bien avancé sur le storyboard et que j’avais dépassé le moment où il s’était arrêté, je suis allé voir ses planches. Des pages qui sont de toute beauté. Ce qu’il avait commencé à faire avec Mary Jane était vraiment très chouette. Après, je vois pour le dessinateur qu’il est pourquoi ce projet a été lourd à porter et pourquoi il ne l’a pas poursuivi, car le dessin était très exigeant. Bon, il n’est pas impossible qu’un jour il publie ces pages-là. Et il y a quelques dessins repris à la fin de l’album.

Mais bien sûr, ce qu’on a réalisé est différent de ce qu’il aurait fait tout seul.

Vous êtes aujourd’hui sur un projet plus contemporain et social ?

Je suis reparti dessus à fond. C’est une enquête en bande dessinée réalisée avec Benoît Colombat, journaliste à Radio France, qui avait déjà fait avec Etienne Davodeau Cher pays de notre enfance, sur les “années de plomb de la Ve République“, déjà chez Futuropolis. Cela fait deux ans et demi que l’on travaille sur cette enquête, nous avons fait énormément d’entretiens et là nous en sommes à l’étape de la réalisation des planches. Si tout va bien, c’est prévu pour paraître en fin d’année.

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Vous retrouvez un peu la thématique sociale de l’album collectif La crise, quelle crise, des Editions de la Gouttière, dont vous aviez aussi fait la couverture, voilà quelques années ? 

Oui, c’est un peu ça, en effet ! Là, surtout, nous retraçons tous les grands choix économiques qui ont été faits en France, et plus largement en Europe, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en matière d’emploi. En fait, on part du Conseil national de la Résistance et l’on va jusqu’aux années 1990, au Traité de Maastricht.

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