
Dans ma dernière chronique, je confiais qu’à cause d’un retard, j’avais manqué la première soirée de Huis clos, de Jean-Paul Sartre, mis en scène par Jean-Louis Benoit, à la Comédie de Picardie. (J’avais fini par y aller le vendredi.)

De plus, faute de place dans ces colonnes et à cause de la prestation enivrante du groupe de rock Ménades à la Lune des Pirates, je n’avais pas pu en parler. C’est affreux toute cette actualité qui, parfois, tombe sur mes frêles épaules de chroniqueur nocturne. Je me souviens avoir lu – et étudié – Huis clos en classe de seconde ou de première au lycée Henri-Martin, à Saint-Quentin. Quel enseignant avait-il pu inscrire cette œuvre, fleuron du théâtre existentialiste, à notre programme assez Lagarde-et-Michardisé? Était-ce ce professeur fascinant, d’origine italienne, au regard masqué par de grosses lunettes noires? Comme s’appelait-elle déjà? Je ne sais plus. Je la connaissais déjà puisqu’elle avait effectué des remplacements comme professeur de français au collège Joliot-Curie, à Tergnier. Nous nous reconnûmes. Et nous appréciâmes. J’adorais son allure, son aura, sa voix grave, griffée par la fumée des gauloises sans filtre; elle aimait que je fusse fou de lecture même si, parfois, mes inclinations littéraires la laissaient pantoise.

(J’avais le culot, déjà, d’adorer ce vieux monarchiste et résistant de Jacques Perret alors qu’il était de bon ton de ne savourer que des auteurs de gauche.) Elle venait de Paris. Ressemblait à Albertine Sarrazin. Elle me regardait avec beaucoup de bienveillance, voire de concupiscence. Dans ma tête de jeune Ternois, je me disais que j’eusse pu être son Christian Rossi, et, elle, ma Gabrielle Russier. Était-ce Gilbert Collet, remarquable enseignant, ancien résistant, déporté à Buchenwald, homme de gauche, qui nous fit lire Huis clos? Je ne sais plus; je ne sais plus rien. Tout se confond dans ma mémoire. Mais lorsque dans la pièce, au cours de la scène 3, Inès Serrano, homosexuelle (interprétée par la délicieuse et charmante Marianne Basler) confuse, demande à Joseph Garcin (Maxime d’Aboville) où se trouve Florence, son ancienne maîtresse, le prénom Florence me bondit aux oreilles. J’entendis le rire de Florence B. qui, en ces années de lycée, fût ma petite amie. (Florence décéda en 1985, fauchée par un virus délétère.) J’entendis aussi celui de son amie Catherine C. (morte en juillet 1974 ou 1975 à Saint-Tropez dans un accident de voiture à la sortie d’une boîte de nuit), une de mes autres jeunes maîtresses. (Pendant quelques mois, je sortis avec elles deux en même temps sans qu’aucune d’elles n’y trouvât à redire; ces années de l’après-1968 étaient folles, si loin des relents puritains de notre époque.) Dans mon roman Des rires qui s’éteignent, j’évoque ces deux filles magnifiques, épatantes, manières de mannequins de l’émission Dim, Dam, Dom. Je ne les oublierai jamais. Le Huis clos présenté à la Comédie m’a séduit car je l’ai trouvé plus accessible, plus amusant et, surtout, plus charnel que la pièce que j’avais lue au cours de mes jeunes années. Au bar du théâtre, je l’ai confié à Maxime d’Aboville qui était, lui aussi, de cet avis. En bavardant avec Maxime, je croisai l’émouvant regard de Marianne Basler qui discutait avec mon ami Nicolas Auvray. Puis, je repartis dans la nuit humide avec, dans les oreilles les rires de Florence et de Catherine, et dans les yeux le regard intense de Marianne et, celui, voilé de noir, de ma professeur de français de classe de seconde qui ressemblait tant à Albertine Sarrazin. Et, je finis, tel un Modiano du pauvre, à me demander ce qu’elle était devenue.
Dimanche 1er mars 2020.
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