Avec «La passion d’Orphée», Philippe Vilain propose une puissante réflexion sur l’écrit. Il a répondu à nos questions.


On connaît la qualité des romans de Philippe Vilain et ses subtiles analyses de l’amour et du couple (Pas son genre, La fille à la voiture rouge, Un matin d’hiver, etc.) Styliste exigeant, constructeur de fictions délicates et sensibles, ses livres sont attendus par des lecteurs attentifs et passionnés. On connaît peut-être moins la puissance de ses essais et la haute tenue de sa pensée, de ses idées, de ses constats et de ses propositions.
«J’aime la littérature pour découvrir des univers, entendre des voix, écouter des rossignols.»
Philippe Vilain
Son dernier, La passion d’Orphée, examine, ou plutôt, dissèque (avec tout ce que ce terme nécessite de précision afin de soigner et de ne point blesser) la littérature contemporaine. Cette dernière, de plus en plus, se heurte à l’économie de marché, pire, à une manière de marchandisation diabolique qui broie tout sur son passage et qui annihile en elle toute forme de poésie et d’exigence. Car, pour les marchands du temple des lettres, ces deux derniers mots veulent dire livres abscons, donc non «vendeurs». On est en droit de le regretter. Lorsqu’on lui demande ce qui l’a conduit à écrire ce brillant essai, Philippe Vilain répond sans ambages: «Le désir de montrer les limites de la logique commerciale qui domine la littérature contemporaine et, avec celle-ci, l’absurdité d’un système d’hyperproduction recherchant la nouveauté permanente sans plus savoir accompagner ses livres, et légitimant avant tout une littérature d’essence commerciale. Cet essai, qui constate la mise au placard de la littérature exigeante, se veut lanceur d’alerte. L’urgence d’une prise de conscience s’impose.» C’est le moins qu’on puisse dire. Il souligne aussi qu’une fracture s’est créée entre la littérature d’écriture et la littérature de sujet. Celle-ci est représentée par des romans rédigés de façon impersonnelle dans le but de séduire un large lectorat. «(…) toute cette littérature journalistique qui réalise la prophétie de Mallarmé de n’être plus qu’immense reportage…», commente-t-il. «Ces romans commerciaux, populistes, choisissent opportunément un sujet – l’intérêt soudain pour les célébrités ou celui pour les guerres mondiales, d’Algérie, etc. – sont d’évidence moins guidés par le souci de l’histoire que par le désir opportun de se faire sponsoriser par la notoriété d’un tel sujet. Malheureusement faire de l’histoire revient rarement à faire de la littérature. On peut déplorer que leurs auteurs renoncent, en majorité, à être des enchanteurs, des rossignols, mais qu’ils consentent à être de simples producteurs de contenus. De mon côté, j’aime la littérature pour découvrir des univers, entendre des voix, écouter des rossignols et rencontrer des personnalités d’écriture, non pour lire une littérature castrée, aphone, qui récite et bégaie l’actualité, qui vulgarise l’histoire sur le mode d’un gai savoir.»
Oui, cet essai est puissant car il aspire à ce que la littérature – et, plus généralement, l’écriture–, reste un idéal en ces époques décourageantes où les sujets (faits divers, vies d’artistes glamours, exploits, etc.) prennent le pas sur les univers littéraires.Avec cette logique implacable et terrifiante, le Grand Meaulnes et Nadja n’eussent peut-être pas existé. Il y a de quoi s’inquiéter.
PHILIPPE LACOCHE
La passion d’Orphée, Philippe Vilain; 119 p.; 15 €.
Philippe Vilain a bien voulu répondre à nos questions.
Vous l’affirmez haut et fort: c’est la littérature néolibérale qui prime aujourd’hui. Pourriez-vous donner une définition de celle-ci et nous expliquer comment on en est arrivé là?
Aucune littérature n’est indépendante de son contexte économique: la nôtre reflète le triomphe de l’ultralibéralisme qui indifférencie et nivelle l’ensemble de sa production, légitime tous les textes sous l’appellation «littérature», tous les «auteurs» sous la désignation «écrivains». Le marché du roman français ne veut pas se segmenter contrairement au marché anglo-saxon qui, lui, distingue sans ambiguïté, la littérature littéraire (literary fiction), le roman populaire (commercial fiction) et l’Upmarket fiction (mixte entre le littéraire et le commercial). L’indifférenciation globalisante du marché profite inévitablement à la littérature commerciale qui, non satisfaite du succès des ventes, s’approprie le prestige symbolique du littéraire. Segmenter le marché permettrait ainsi d’éliminer la confusion entre les littératures, de favoriser une politique éditoriale respectueuse des écrivains, de réhabiliter l’appellation «écrivain» si dévoyée, mais aussi, au lecteur, de faire des achats responsables.
Vous rappelez qu’il est rare de voir un écrivain défendre la littérature contre la marchandisation. Cela est tout à fait juste mais on n’y pense pas assez. Comment expliquez-vous ce fait? Cela ne viendrait-il pas de la pression de certaines maisons d’édition?
C’est devenu rare, malheureusement. La littérature n’est plus un enjeu de débat. Peu d’écrivains contemporains s’y essaient, hormis Pierre Jourde, Jean Rouaud et Yannick Haenel qui, dans sa revue Ligne de risque, fustigeait les lois de la marchandisation littéraire. Les écrivains consentent désormais à ces lois. C’est ainsi. Chacun préserve ses petits intérêts. Politisés dans leur citoyenneté, les auteurs n’osent pas l’être en littérature. Par peur des représailles, de ne pas être republiés et de ne pas être médiatisés. Il y a aussi que la littérature représente moins un idéal qu’un calcul d’intérêts. Pour nombre d’auteurs, la littérature est une activité secondaire, un commerce, un divertissement opportun procurant des avantages, comme une reconnaissance non négligeable. Parler ne leur apporterait rien. Et le système de feinte bienveillance fait d’ailleurs en sorte de culpabiliser celui qui parle; ainsi, la moindre critique est négativement perçue, non comme un acte constructif, amoureux. Le silence des auteurs est d’autant plus surprenant que, dans la confidence, ceux-ci, en majorité, se plaignent du système comme du sort confidentiel réservé à leurs romans. Ils ont tort pourtant de ne pas intervenir: inéluctablement, cette omertà finira par les condamner.

Vous écrivez que «l’écrivain est un homme dans Dieu». Qu’entendez-vous par-là?
Que l’écrivain a perdu sa croyance en un idéal littéraire supérieur, puisque l’écriture ne possède plus de sacralité et n’est plus un enjeu poétique ou esthétique, puisque la littérature, ne suscitant plus de débat, s’envisage dans un rapport profane, pragmatiste, comme un moyen de reconnaissance, un simple instrument de légitimation sociale.
Vous le rappelez: aujourd’hui, tout le monde écrit ou veut écrire. À chaque rentrée littéraire, il s’édite un nombre toujours grandissant de livres. Que pensez-vous de ce phénomène?
Qu’il devient plus que nécessaire de développer une éthique de la publication, une politique de bon sens, respectueuse des écrivains, qui ferait publier moins pour publier mieux. Des voix commencent d’ailleurs à s’élever. À la suite du rapport Racine stigmatisant l’hyperproduction de livres, Françoise Nyssen, l’ex-ministre de la Culture, a ainsi incité à réduire la production, et la courageuse Vanessa Springora fustige l’absurdité d’une logique commerciale périmant un roman quelques semaines après sa sortie. Les romans deviennent des productions mort-nées qui, en raison de leur nombre, ne peuvent ni être accompagnées par leurs éditeurs, ni bénéficier d’une médiatisation décente (les pauvres attachées de presse peinent à obtenir des articles pour leurs auteurs), ni être exposés dans des librairies déjà saturées. Écrire un roman pendant deux ou trois ans et apprendre, deux semaines avant sa sortie, en constatant le faible tirage réservé au roman et aux sollicitations qu’il recueille, qu’il n’aura pratiquement aucune visibilité, est profondément décourageant. C’est comme écrire dans le néant.
Le système des prix littéraires, en France, est particulier: une rentrée en septembre; une autre en janvier. Et des prix qui obéissent à ce rythme. Dans d’autres pays, les prix littéraires sont décernés tout au long de l’année. Que pensez-vous de ça? Bénéfique ou, au contraire, négatif?
Je pense simplement qu’il faudrait revoir tout ce système érodé de légitimation et d’attribution des prix. Et d’imposer là encore une éthique de redistribution de la valeur. La valeur de la littérature est un sujet tabou, personne n’ose en débattre alors même que l’augmentation des prix littéraires ne cesse paradoxalement de la produire. Pour redonner de la crédibilité aux prix, il faudrait rendre leur fonctionnement démocratique, en favorisant des jurys tournants – tous les deux ans par exemple – et en élisant les romans sur des conventions littéraires, non sur des conventions essentiellement marchandes (on sait qu’un texte peu vendeur n’a aucune chance d’obtenir un prix). Il est frappant d’observer la différence de mentalité entre la littérature et le monde du cinéma, entre les écrivains et les acteurs qui, par exemple, se mobilisent, en signant une pétition, pour dénoncer le fonctionnement trop élitiste de l’Académie des César. Imagine-t-on un instant 200 écrivains faire la même chose?
Est-il excessif d’affirmer que nous connaissons la grande messe de la littérature marchande?
Nul n’ignore que cette grande messe marchande est une spectaculaire comédie, une farce qui ébranle le principe démocratique et éthique même de la littérature. Le système de la littérature est dévoyé dans son principe, car l’égalité n’y est pas équitable (le succès de nombreux romans repose sur la capacité, pour un auteur, à se faire des réseaux et sur la possibilité de s’offrir un agent littéraire) en ce qu’elle crée des injustices et reconnaît trop peu les véritables compétences. «Être littéraire», aujourd’hui, dans la langue de Molière et de Proust, est devenu un boulet: cette littérature littéraire est ainsi qualifiée négativement de «littérature complexe»: il faut traduire «invendable». Espérons juste que cette grande messe ne célèbre pas la cérémonie des adieux de la littérature exigeante.
Propos recueillis par
PHILIPPE LACOCHE
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