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Fruits pourris et cigare froid

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Fruits pourris et cigare froid. Photo : Philippe Lacoche.

Parfois, je m’étonne moi-même. Je suis bizarre. L’autre, alors que je me trouvais bien niché dans la maison de ma petite fiancée, j’ai découvert, dans la corbeille à fruits, deux pêches pourries. Le bio, c’est bien bon mais ça se conserve moins bien. Je ne cesse de le lui dire mais, comme lui avait hurlé aux oreilles, un urgentiste d’une clinique privée où, tétanisée par la douleur après une opération délicate d’un de ses mignons petits pieds de danseuse (pointure 37), «elle n’écoute rien!» Il lui avait collé un masque de gaz anesthésiants sur le visage; elle avait voulu le retirer pour faire savoir au très peu délicat praticien qu’elle souffrait le martyre. Celui-ci s’était fâché très fort et l’avait laissée en plan sur le billard, son pansement ouvert dégoulinant de sang. Elle, la Parisienne, connaissait là son baptême du feu avec un des éléments de la médecine amiénoise; elle s’en souviendra toute sa vie. J’avais failli me cogner avec l’irascible. Ça avait fini par s’arranger, mais tout juste. Donc, comme le hurlait le si délicat urgentiste: ma petite fiancée n’écoute rien. Bien pourries, les pêches! Je les ai délicatement ôtées de la corbeille afin qu’elles ne m’explosent pas dans la main, les ai posées sur la table de travail, à côté du vieux cigare que lui avait donné mon bon copain Jacques Frantz, puis les ai observées. L’une, étrangement, avec son duvet grisonnant et mousseux, gris souris, me faisait penser à un crâne de doux vieillard à la peau de pêche. Le genre de gentil papy qu’on a toujours envie d’embrasser afin qu’il nous raconte la vie d’avant, l’évacuation en 1940, à Taussat-les-Bains, dans le Sud-Ouest, l’arrivée des Boches à Tergnier, et sa vie toute simple de simple cheminot. Un peu mon vieux père, quoi!… Comme je le disais, le cigare, d’excellente qualité, avait été donné à ma lolita cinquantenaire par l’ami Frantz.

Jacques Frantz (à gauche), ici en compagnie du comédien Cyril Le Boiteux, photographiés à la terrasse du Café, chez Pierre, à Amiens, en 2018. Photo : Philippe Lacoche.

En effet, Marguerite, une très bonne copine, nous avait invités à un barbecue où le trouvaient Suzanne et Jacques Frantz. L’ancien journaliste du Courrier picard et de L’Express, grand lecteur, bibliophile, amoureux des lettres, m’a gentiment engueulé parce que j’avais un peu égratigné un écrivain qu’il apprécie, le gros Henri Béraud, dans l’une de mes précédentes chroniques. J’avais écrit que l’opulent Lyonnais était passé de l’extrême gauche à l’extrême droite. Jacques me fit remarquer qu’il n’y avait pas plus anti-Allemands que Béraud (c’est tout à son honneur) mais pas non plus, plus anti-Britanniques (ça, c’est mal, mon gros Béraud car nos vrais amis alliés sont venus, à deux reprises, nous filer un coup pour chasser de notre territoire les hordes teutonnes). Sinon, on a hyper bien mangé et on a, of course, bien bu. Et à la fin, gentiment éméchés, on a fait péter les gestes barrières: on s’est pris dans nos bras, le Jacques et moi. Je lui ai rappelé que sans lui, jamais je ne serais rentré à la rédaction de mon cher Courrier picard. Et ça, lectrices fessues, soumises et adulées, ça vaut bien un risque de coronavirus. On a fini par faire un bras d’honneur aux pangolins sans oublier de chanter «L’Internationale». Il ne faut jamais se priver de l’essentiel.

Dimanche 7 juin 2020.

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