Les Tuniques Bleues, tome 65: l’Envoyé spécial, Beka (scénario) et Munuera (dessin). Edition Dupuis, 48 pages, 10,95 euros.
Pour avoir trop bien couvert des manifestations ouvrières en Angleterre, William Howard Russel, reporter au Times, est éloigné (euh pardon…) envoyé par sa rédaction en chef pour suivre de l’autre côté de l’Atlantique la Guerre de Sécession faisant rage entre les Etats (des)unis du Nord et du Sud. Sur place, l’état-major nordiste embarque dans son armée ce journaliste épris de vérité en le confiant à deux valeureux cavaliers du 22e de cavalerie (ou ce qu’il en reste) le sergent Chesterfield et le moins intrépide caporal Blutch.
Leur objectif est de donner une version (positive) de ce conflit meurtrier auprès du lectorat du vieux-monde. Mais bien entendu, rien ne se passera comme prévu. La liberté de la presse faisant généralement mauvais ménage avec la raison d’Etat !
L’Envoyé spécial, le nouvel album des Tuniques Bleues, est doublement “spécial” et historique. D’abord parce qu’il est le premier scénarisé par Beka (alias Bertrand Ecaich et Caroline Roque, spécialisés dans la littérature jeunesse) et dessiné par Luis Munuera (P’tit Boule et Bill, Zorglub...) collaborateur régulier du journal de Spirou.
Ensuite, parce que ce 65e opus paraît, une fois n’est pas coutume, avant le 64e, (qui, lui devrait sortir en 2021), le dernier scénarisé par Raoul Cauvin, qui a décidé de prendre une retrait bien méritée après plus de cinquante ans de bons et loyaux services, et dessiné par son compère Willy Lambil, accablé par cette nouvelle. Faute d’avoir pu rendre ses planches à temps, les éditions Dupuis ont décidé avec un certain sens du teasing d’inverser le calendrier des parutions.
Il y avait donc une certaine attente voire une inquiétude pour les fans de cette série culte de la bande dessinée franco-belge, dont les premières planches signées Cauvin et Salvérius (remplacé très vite par Lambil après la disparition prématurée du dessinateur) sont parues en 1968 dans le journal de Spirou. Ce far west drôlatique, se déroulant en pleine guerre de Sécession, où évoluent un sergent, militariste convaincu, plus bête que méchant, et un caporal, malin et déserteur contrarié, aux caractères radicalement opposés, a conquis des générations de jeunes lecteurs. Beaucoup sont devenus aujourd’hui parents ou grands-parents, et ont toujours autant de plaisir à replonger dans leurs lectures de jeunesse et à les partager avec leurs propres (petits) enfants.
Finalement L’Envoyé spécial ne devrait pas les décevoir. Eux-mêmes fans de la série, Beka et Munuera ont su garder les recettes qui ont fait le succès de ces Tuniques bleues, entre humour et souci historique, délivrant chaque fois sa morale sur l’absurdité de la guerre. Ici le choix de raconter l’histoire de ce reporter anglais (William Howard Russel (1820-1907), considéré comme le premier correspondant de guerre), permet d’éclairer sur le rôle des premiers mass-médias écrits à l’ère de la Révolution industrielle, et de ses rapports déjà compliqués avec les puissants de ce monde.
A l’inverse, Beka et Munuera réussissent à sortir du cadre imposé par leurs illustres prédécesseurs en apportant leur touche personnelle graphique et narratif. Au-delà des traditionnelles péripéties de nos deux héros, le récit part dans des digressions inattendues, avec plusieurs histoires indépendantes les unes des autres qui se rejoignent à la fin (comme dans les films de Tarentino).
Ainsi le personnage du méchant sudiste est particulièrement bien brossé psychologiquement et l’intrigue sur un orphelinat tenu par une belle et jeune femme, cachant un lourd secret, détonne dans l’univers classique des Tuniques bleues.
Graphiquement les personnages évoluent aussi sous le crayon de Munuera apportant un style à la fois semi-realiste et naïf pouvant plaire à un nouveau public. Blutch (dont la tête fait étrangement penser à Titeuf) et Chesterfield sont représentés de manière caricaturale, avec des corps élancés et gros nez, dans un style assez cartoon. A l’inverse d’autres personnages, notamment ceux dans les séquences plus dramatiques (comme la femme de l’orphelinat), sont plus réalistes, dans une style proche de Jijé ou Giraud, autres maîtres du western en bande dessinée.
Le découpage est très dynamique et cinématographique avec des séquences, alternant gros plans et plans larges, dignes des films de Sergio Léone. Les scènes de batailles (qui ont toujours été superbement représentées avec Lambil et Cauvin) font l’objet de tableaux spectaculaires, dans des cases grand format voire sur une double page, sans occulter l’horreur de la guerre où les soldats meurent, avec le sang qui gicle !
Au final ces Tuniques bleues suscitent un nouvel intérêt pour cette saga qui au fil des albums avait tendance un peu à se répéter. Le livre aborde des thèmes très contemporains, comme la liberté d’informer, les fake news (toute allusion à un futur ancien président des Etats-Unis est bien entendu totalement fortuite) et des sujets graves de société, comme le racisme, l’enfance en danger et les violences conjugales. L’album est aussi enrichi par l’interview des auteurs, expliquant leurs techniques de travail et leurs multiples inspirations.
Avec eux, la relève est assurée ! Chargeeeeez !
Un hors série sur les Tuniques-Bleues
et la guerre de Sécession
A l’occasion de la sortie de ce numéro historique des Tuniques bleues, le magazine Géo Histoire sort aussi un numéro spécial (12,90 €, disponible chez tous les marchands de journaux). Un hors série passionnant sur Les Tuniques-Bleues et la guerre de Sécession (1861-1865). Le magazine revient sur cette guerre fratricide, préfigurant les guerres modernes du Xxe siècle, ayant ravagé la jeune nation américaine. Rappelant les origines et le déroulement du conflit, l’album – cartonné à la couverture brillante à la mode BD – est superbement illustré de photos anciennes, mais aussi d’extraits de planches et de dessins inédits et aquarelles de Lambil.
Il met en parallèle avec intelligence l’univers de la bande dessinée et la grande Histoire, montrant les nombreux liens entre la réalité et la fiction, que ce soit à travers les personnalités militaires et civiles de l’époque, les batailles mémorables et le contexte historique. Ce hors série permet aussi et surtout de mieux comprendre les Etats-Unis d’aujourd’hui, dont la récente élection présidentielle, a révélé que les fractures et blessures d’hier ne sont toujours pas réparées et cicatrisées.
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