
La photographie que tu as sous les yeux, lectrice, est celle de jardin de mon père, à Tergnier. Ce dernier s’est éteint le 20 janvier dernier, à 18 heures, à l’hôpital de Chauny, où j’étais né en janvier 1956. Ce fut justement à la faveur de ma naissance qu’ils décidèrent, ma mère et lui, d’acheter leur maison. «De faire construire», comme il disait, mon père, ancien cheminot (vous savez les cheminots, cette race à part, que l’indéfendable Emmanuel Macron sous-entend qu’elle est constituée de nantis, de privilégiés), de sa voix douce et posée. Faire construire. Il emprunta un peu d’argent à son père, mon grand-père Alfred, ancien Poilu de la Somme, blessé à l’attaque du Bois de Maurepas, et fit donc construire. Avant cela, il avait fait l’acquisition d’un terrain ingrat, tout bosselé, recouvert de broussailles. Mais la terre, brune comme les yeux de Féline, mon ex-épouse, Ternoise comme moi, était de bonne qualité. Mon grand-père le disait souvent; mon père aussi. Elle recelait, je me souviens, de longues balles de fusils Lebel 8 millimètres, modèle de 1886, long corps de cuivre jaune comme un cacheux planqué dans la vase, pointe de la balle de cuivre rouge. Des balles, ils en retiraient des dizaines. Ça s’était bagarré dur en 14-18 du côté de Tergnier. (Devant la maison, on avait retrouvé un casque plat de nos vrais amis et alliés anglais, et une grenade à manche de nos faux amis et vrais ennemis d’outre-Rhin.) Dans la terre, ils retrouvaient aussi des dents de cheval. «Normal!», souriait mon père. «Ici, avant 14, il y avait de grandes écuries, celles d’un transporteur qui travaillait pour la gare…» Mon père et mon grand-père, ces cheminots nantis et riches, presque des actionnaires du CAC 40 (cher président amiénois, jamais je ne vous pardonnerai ce que vous êtes en train de faire – de fer, allais-je écrire – à notre maison mère, à notre mère nourricière: la SNCF que nous aimons tant) défrichèrent, retournèrent le terrain et suèrent sang et eau; ils en firent un beau jardin qu’ils ensemencèrent et nourrirent à l’aide du compost (des écologistes avant l’heure), qu’ils n’appelaient pas compost, mais «fumier». Les plans de la maison furent réalisés par notre voisin du fond (juste derrière le mur blanc de la photographie), l’architecte M. Deraucroix qui avait de jolies filles. Ma sœur, mon frère et moi, nous en passâmes du bon temps dans ce jardin. L’été, avec mes copains Alain Lanzeray, Bernard Havy et Dominique Van Missen, nous jouions aux petits coureurs en plastique et en étain; nous les nommions Jean Jourden, Jean-Claude Lebaude, Raymond Mastrotto, Roger Pingeon, Felice Gimondi, Federico Bahamontes, et les faisions avancer grâce à des pichenettes dans des billes de terre cuite sur des routes minuscules que nous avions tracées avec une binette dans les allées (l’allée que tu vois sur la droite de la photographie, lectrice observatrice). Pastichant le Tour de France, nous avions baptisé notre mini-épreuve estivale le Tour des Allées. Il n’était pas rare que d’autres garnements de la cité Roosevelt vinssent contempler les exploits de nos cyclistes nains. Cela se passait au cœur des années 1960, au cœur des étés chauds comme les cœurs des cheminots de Tergnier. C’était la terre de mes parents. Bientôt, elle ne sera plus nôtre. J’ai le cœur gros.
Dimanche 22 avril 2018.
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