

«J’ai perdu Didier!», ne pus-je m’empêcher de penser quand, le mardi 12 juin, à 18 heures, je cognais ma sale gueule de pauvre type des Dessous chics contre la porte vitrée de la librairie Martelle. L’affiche qui l’ornait, avait été annotée en ces termes: «Didier Van Cauwelaert, J’ai perdu Albert, éditions Alain Michel. Ajouté au feutre noir, en bas de la photographie de la couverture: «Annulée». Au centre: «Grève SNCF». Puis barré, toujours avec ce sacré feutre de deuil: «Rencontre-Signature, 18 h.» Voilà qui était clair. Didier, que je voulais saluer, ne viendrait pas. Et cela à cause de la grève SNCF. Peu de temps avant, une personne m’avait dit qu’il en avait assez que je ne cesse de parler des cheminots et, précisa-t-il, qu’il n’était pas le seul. Par la présente, je vais encore l’agacer. Je ne peux m’empêcher de parler de mes frères cheminots et de leur bourreau: le président providentiel, le président des riches, Emmanuel Macron. À la fois, j’étais malheureux de ne pas voir Didier mais, en même temps, je jubilais à l’idée de penser que les cent autres personnes qui, comme moi, s’étaient cassé le nez contre la porte d’entrée de Martelle, allaient se dire que c’était à cause du président des riches. Les autres, les possédants, les ultralibéraux indécrottables, se diraient que c’était à cause de la CGT et des gens du rail. Pas grave, possédants et indécrottables, on réglera ça, sous peu, sur les barricades. Rasséréné, je me revoyais, un an plus tôt, à la terrasse du Forum. Nous parlions, Didier et moi, du romancier et dramaturge Félicien Marceau qu’il a bien connu, et que j’ai tant aimé. Surtout son roman Creezy que j’avais lu, en hiver 1974, dans le train – le Dijonnais – entre Tergnier et Saint-Quentin, en me rendant au lycée. Il faisait froid; les plaines entre Montescourt-Lizerolles et Grugies semblaient recouvertes de sucre glacé. Creezy et son député contribuaient à me faire croire que l’amour, le grand amour pouvait exister. La vie, cette garce, m’a prouvé le contraire. Autre souvenir de Van Cauwelaert: L’Orange amère que j’avais lu sur l’île d’Oléron ou sur Ré, alors que je me trouvais en vacances avec Féline, mon ex-épouse. Je ne me souviens plus exactement de l’histoire de ce livre, mais je me souviens des douces couleurs des roses trémières, manières de pâtes d’amande, de la lumière crue qui se reflétait contre les murs de chaux, et de l’odeur du pastis qui se mêlait à celle des huîtres que j’ouvrais du geste rapide et sûr propre au jeune adulte qui espère encore en la vie. Je crois que j’ai lu les livres de mon cœur sur des îles ou, en tout cas, au bord de la mer: Les Poneys sauvages, de Michel Déon (île d’Oléron, peut-être), Les chemins noirs, de René Frégni (île de Ré?), L’Eté finit sous les tilleuls, de Kléber Haedens (Soulac-sur-Mer, à deux pas de Nieulle-sur-Seudre, où se passait une partie de l’intrigue de ce court roman sublime). Après avoir perdu Didier, je me suis rendu chez Pierre, au Café. Un homme d’une soixantaine d’années s’était réfugié dans un coin de la terrasse. Il me fit une grimace, puis s’adonna à des gestes désordonnés. Je pensais qu’il s’agissait d’un de ces vieux bobos provocateurs qui jouent à l’artiste allumé pour se rendre intéressant. Il me héla. Comme je n’ai plus peur de grand-chose, je m’assis en face de lui. Tout en sirotant sa bière Heineken sans alcool, il me raconta sa vie. Bourré de Tranxène et de Buspar, en rupture d’antidépresseur, il ne jouait pas, non. Il était réellement perdu. La femme qu’il aimait ne cessait de lui dire qu’elle n’était pas amoureuse de lui. Il n’avait plus un centime sur son compte en banque. On lui avait retiré sa carte bancaire. Il ne jouait pas, non. Il était perdu. Je me suis levé. Je l’ai regardé une dernière fois. Je savais que je ne le reverrai plus. Je savais que je venais de perdre l’homme perdu.
Dimanche 24 juin 2018.
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