Eldorado, Hélène Ferrarini (scénario), Damien Cuvillier (dessin et scénario). Editions Futuropolis, 176 pages, 26 euros.
L’Eldorado est bien une chimère tragique. C’est ici le nom du chantier d’un canal à percer, quelque part au début du XXe siècle, à travers une jungle sud-américaine. Jeune syndicaliste, et poète, Marcello s’y retrouve sans l’avoir voulu, à la fin d’un soir d’ivresse et à la suite de l’échec de la grève qu’il avait mené dans la fonderie anglaise dont il vient de se faire licencier. Désormais rendu captif des dettes qu’il doit à la compagnie qui l’exploite, il va accepter les plus durs postes afin de recouvrer sa liberté. Alors qu’il s’épuise à la tâche, il se rattache au souvenir de son amour secret, Louisa, à qui il écrit tous les jours. Une de ses lettres arrive, par hasard, jusqu’à Barbara, la femme de l’ingénieur du chantier. Elle qui se morfond dans cet enfer vert va y trouver matière à rompre sa propre solitude. Les lettres n’arriveront jamais à Louisa, systématiquement détournées par Barbara, qui vit sentimentalement par procuration, tandis que Marcello s’enfonce dans la folie. Avant une rencontre, de hasard, entre eux qui va tourner tragiquement. Sous l’oeil discret des Amérindiens qui assistent, en observateurs passifs à ces passions démentes, parallèles à la destruction de leur environnement.
Romanesque et romantique, cette histoire de la journaliste Hélène Ferrarini et de l’auteur picard Damien Cuvillier brosse un portrait dantesque de la condition ouvrière, digne de Germinal. Et c’est avec un brio assez magistral qu’ils réussissent à imbriquer cette approche sociale avec le drame personnel de Barbara et Marcello.
Ample, le récit est prenant de bout en bout malgré un faux rythme et quelques ressorts dramatiques un peu vite abandonnés (ainsi du copain de Marcello, embarqué volontaire, lui, et qui disparaît dès la traversée ou l’animosité du contremaître à l’encontre du jeune syndicaliste, qui n’est pas réellement exploitée). La présence, fugitive et au deuxième plan de la tribu amazonienne reste également un peu énigmatique. Même si la dimension psychologique et le duo improbable formé par Marcello et Barbara s’imposent bien progressivement comme le double moteur du récit.
Mais c’est visuellement que cet Eldorado éblouit pleinement. Le trait réaliste de Damien Cuvillier fait songer, dans cette moiteur latino-américaine, à celui d’Hermann tandis que les figures féminines se rapprochent, par leur délicatesse à celui de Cyril Bonin. Joliment rehaussé à l’aquarelle, son trait fait encore un bond, dans la finesse et l’émotion par rapport à son précédent album, Nuit noire sur Brest. Un travail sur les couleurs et les ambiances qui explose dans les magnifiques double page qui viennent, tels de vrais tableaux, régulièrement rythmer l’histoire. Tout comme les titres des chapitres (“Vivre déracinés, vivre tard, vivre vite” ou “Le malheur rend fou“) tous extraits de la chanson du même nom de Bernard Lavilliers. Une parenté voulue et bien choisie. C’est bien “dans la démesure et la folie” que l’on trouve aussi cet Eldorado, “Toujours plus fou, toujours plus beau“.