Charlie hebdo martyrisé, Charlie hebdo honoré, Charlie hebdo oublié, Charlie hebdo contesté… Mais Charlie hebdo bunkerisé surtout, comme l’évoque de façon forte le numéro spécial de cette semaine. « Bunkerisé » aussi, symboliquement, à travers l’instrumentalisation dont est victime le slogan « Je suis Charlie ». Loin d’être un signe de ralliement et de consensus, il marque aujourd’hui une ligne de partage, à gauche. La soirée « Toujours Charlie » de ce soir devrait acter encore de cela. Et, dans le registre plus spécifique de l’humour et du dessin de presse, c’est aussi une certaine conception de la satire qui est posée à travers l’évolution de l’hebdo.
Charlie se « met en boîte » (de conserve)
Une semaine après avoir fait un récapitulatif de ses vingt-cinq ans d’histoire – non sans quelques oublis – Charlie hebdo a sorti ce mercredi un nouveau numéro spécial bien plus fort, qui relate cette fois la vie très particulière du journal et de ses collaborateurs depuis l’attentat de janvier 2015.
Glaçante et émouvante, la double « une » de Riss résume bien cette existence « bunkerisée« . Avec toujours cet humour noir et grinçant qui, pour le coup, touche juste. « Le calendrier de Daesh ? On a déjà donné » lance, irrité un journaliste de Charlie hebdo enfermé dans un immeuble en forme de coffre-fort. En dernier page, on trouve le contrechamp, avec un tireur cagoulé qui, lui, se trouve à l’extérieur, sous le soleil et dans un paysage bucolique. Une inversion de la peine et de la sanction sur lequel Riss dans son édito et Fabrice Nicolino dans un récit poignant reviennent longuement. Alors que le temps passe, difficile en effet de rester sensible aux conditions de travail, assez inhumaines, auxquelles sont confrontées et condamnées les journalistes de Charlie hebdo.
L’autre aspect, plus concret et angoissant encore est la dimension financière de tout cela. Tous deux évoquent effectivement la protection policière dont certains journalistes bénéficient, mais également la l’embauche nécessaire d’une société de protection privée pour sécuriser leur locaux (très chère protection: de 1 à 1,5 million par an !). Amer, Riss questionne et interpelle: « Est-il normal pour un journal d’un pays démocratique que plus d’un exemplaire sur deux vendus en kiosque finance la sécurité des locaux et des journalistes qui y travaillent? Quel autre média en France doit investir autant d’argent pour lui permettre de cette liberté fondamentale qu’est la liberté d’expression ? Cette liberté, vitale et indissociable de notre démocratie, est en train de devenir un produit de luxe… Alors qu’elle devrait rester une liberté à la portée de tous et s’exercer en toute sécurité pour tous… »

Dans la suite du numéro, d’autres articles, d’Antonio Fischetti ou Philippe Lançon (qui signe également un beau billet dans Libération, ce samedi) reviennent sur cette vie si particulière qui est devenue la leur. Un combat jamais dénué d’une dimension absurde. Agathe André évoque ainsi l’enthousiasme post-7 janvier de l’Education nationale à s’associer à Charlie pour une opération pédagogique d’ampleur, puis les réticences et les frilosités (liées à trois dessins d’enfants montrant Mahomet retenus pour ladite expo)…
Si l’on a plutôt pointé, dernièrement, le manque d’humour et de talent des dessins de Charlie, ce numéro spécial révèle à l’inverse une verve cinglante dans l’humour noir (politesse du désespoir…), avec Foolz décrivant les conditions de sécurité ou Juin – autre recrue récente, au trait rappelant Charb – évoquant avec finesse l’absurdité du regard porté sur le journal par ses critiques.
Alors, justement, s’il est légitime d’être circonspect sur tels ou tels aspects du travail de l’équipe de Charlie hebdo, il ne faut donc jamais oublier cela. Ce numéro spécial y participe. Et lutte contre l’oubli, normal, qui s’installe, trois ans après. Si chacun, même les plus sincèrement choqués par l’attentat du 7 janvier, a pu retrouver sa vie normale, s’est habitué avec une certaine résignation (mais qui participe aussi d’une saine résilience) à cette situation, ce ne sera jamais le cas pour l’équipe de Charlie hebdo. Pour cela, pour soutenir cette liberté d’expression, il faut « rester Charlie ».
Charlie, toujours soutenu… ou récupéré ?
Mais, rester « Charlie », est-ce forcément être our autant « Toujours Charlie », comme le proclame l’intitulé de la soirée organisée ce samedi 6 janvier à Paris ? L’association Le Printemps républicain, à laquelle se sont associées le Comité Laïcité République et la LICRA ont pris l’initiative d’organiser un tel événement afin de commémorer les trois ans de l’attentat contre le journal. En soi, c’est méritoire de ne pas vouloir laisser tomber dans l’oubli cette date… Et il faut constater, aussi, qu’aucune autre action n’a émergé.

Reste que le positionnement desdites associations, la nature des invités attendus (notamment Manuel Valls) et du programme – avec certaines personnes de qualité – allant toutes dans le sens d’une « laïcité intransigeante », voire une laïcité de combat à sens unique, ne sera pas de nature à susciter le consensus. Celui-ci n’est d’ailleurs pas manifestement désiré.
Notons aussi que seuls deux membres de Charlie hebdo devraient participer à la soirée, le rédacteur en chef Gérard Biard et la DRH, Marika Bret.Il faudra voir alors s’il s’agit là de rendre hommage au journal ou plutôt de se servir de son image à son propre profit et à celui de ses thèses. Et cela participe aussi à « bunkeriser » le journal, à lui assigner une place figée.
Du tirage autour de la satire
Ce débat sur l’instrumentalisation et l’éventuelle « ligne politique » de Charlie hebdo en masque en partie un autre, plus spécifiquement lié au rôle devant être celui d’un journal satirique. Et cet aspect-là peut légitimement introduire une critique du travail de Charlie hebdo. Soutenir la liberté d’expression et le droit absolu de quiconque à la satire, au blasphème et à l’impertinence n’implique pas d’apprécier, d’aimer toutes ces réalisations.
Il faut aussi différencier l’humour (qui relève souvent de l’auto-dérision, de l’anecdote, d’un regard distancié et futile) de la satire (qui, dans la tradition française, est une manière irrévérencieuse de s’attaquer aux puissants, au pouvoir). Et aussi acter que c’est dans l’ADN d’un journal satirique que d’être controversé, de susciter la polémique, les réactions outragées, etc.
Dans ce contexte, les réflexions de l’humoriste Océanerosemarie s’interrogeant sur les cibles du rire aujourd’hui ne manque pas d’intérêt.

De fait, si on peut – et si on doit – « rire de tout », cela ne signifie pas que l’on doive obligatoirement le faire. Et, surtout, chacun peut légitimement choisir ses cibles et ses thèmes. Et l’on peut trouver plus pertinent – dans une logique satirique – de faire rire aux dépens d’Emmanuel Macron, Pierre Gattaz ou Bernard-Henri Levy plutôt qu’en se prenant à un migrant, un chômeur en fin de droit ou un jeune écrivain.
Et, bien sûr, puisque c’est la question religieuse qui est en arrière-fond du clivage autour de Charlie hebdo depuis trois ans, on peut rire aussi de l’islam, au même titre des autres religions (et même du culte de Johnny Hallyday, puisque la dernière polémique en date portait sur la une précédent de peu le décès du chanteur, fin décembre). Une religion, l’islam, comme le pointe le directeur de Libération, Laurent Joffrin, dans son éditorial de ce samedi, qui n’est pas non plus que la religion des « damnés de la terre ». Au plan mondial, elle est soutenue est relayée par des Etats tels que l’Arabie saoudite et le Qatar (pour la partie sunnite) ou l’Iran (pour les chiites) qui ne manquent pas de pouvoir, financier et politique pour l’imposer. Mais on ne peut oublier non plus que dans le contexte hexagonal actuel, la fixation « humoristique » de certains sur l’islam et les musulmans sert surtout à stigmatiser une partie de la population, à des fins purement politiques.
Bref, on peut rire de tout, mais pas forcément n’importe comment.
En dernier ressort, la légitimité d’un dessin satirique, c’est sa pertinence, sa manière de déclencher un rire libérateur, qu’il soit joyeux ou sarcastique. C’est la responsabilité des dessinateurs satiriques, dans leur rôle éditorial, que de faire ces choix – librement. Et c’est aux lecteurs d’en apprécier ou pas les résultats. En gardant, eux-aussi, le sens de l’humour et de l’auto-dérision.

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