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Luz : “Il fallait que je parle de ce qu’était vraiment Charlie”

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Entretien avec Luz, autour de son album « Indélébiles », de ses années Charlie et du rôle du dessin.

Luz (photo JL Bertini / Futuropolis)

Luz a été un pilier de Charlie hebdo, de 1991 à 2015. Après l’attaque terroriste contre le journal, dont il a échappé de peu (comme il l’évoquait dans Catharsis), il n’a plus supporté d’y rester, trop hanté par le souvenir de ces camarades morts. Il y revient, cet automne, avec son nouvel album Indélébiles. Une compilation d’anecdotes emplies d’autodérision sur 23 ans de vie à Charlie.

Toujours placé sous protection, vivant dans un lieu tenu secret, il a quitté sa « semi-clandestinité obligée », en ce début novembre pour la promotion parisienne de son livre. Nous l’avons rencontré longuement, en ce début de semaine dernière. Pour ceux qui ne l’auraient pas lu dans les colonnes du Courrier picard (et pour nos fidèles lecteurs internautes), reprise de cet entretien sur Charlie hebdo, Cabu, le dessin et son prochain projet de livre.

Pas trop fatiguant d’enchaîner ainsi les rencontres autour de votre ouvrage ?

C’est un peu fatigant, mais cela permet de parler d’un livre. C’est toujours très important, d’autant plus quand on a vécu comme moi une histoire où on a eu l’impression d’être au cœur d’un immense quiproquo ou de plusieurs quiproquos, même : sur l’héroïsme, sur la différence entre laïcité et athéisme, sur le fait d’être dépossédé de son propre travail. Donc, la promo me sert aussi à dire : « J’ai fait ça pour cette raison-là ! ». C’est important et en plus cela économise un psy

Ce livre, c’est une sorte de « making-of » du travail de dessinateur, d’une bande de potes qui font un journal ?

J’ai commencé à étudier l’idée de ce livre quand j’ai commencé à travailler sur Alive, mon livre sur la musique, dans lequel j’évoquais une vingtaine d’années de travail sur le milieu musical et où en fait, j’évoquais beaucoup le « backstage », les coulisses. Pour cela, je retournais dans les archives de Charlie pour retrouver mes dessins. Et j’avais le cœur tordu en voyant les dessins des autres.

Ce n’était pas forcément facile, mais en retrouvant les dessins de Cabu, de Charb, de Gébé et des autres, je voyais au-delà du dessin, je voyais ce qu’il y avait derrière : la manière de dessiner, la conférence de rédaction. Tout d’un coup, cela m’a semblé naturel de raconter ce qu’était une conférence de rédaction composée essentiellement de dessinateurs, dans un temps où les journaux étaient avant tout de la presse papier, où l’on était dans une forme d’artisanat.

Cette dimension artisanale, transparaît à travers l’attention portée sur les bouts de gommes que vous avez conservés, au gag de la séance de gommage frénétique à la table de rédaction en U, aux recherches du bon croquis…

Oui. Et à l’aspect sensitif ! Dans ce livre, il y a le bruit du crayon sur le papier. J’essaie de retranscrire des impressions olfactives, de faire comprendre que travailler sur le dessin, ce n’était pas seulement faire glisser un crayon sur une page, c’est beaucoup plus que cela. Il y a du travail, de l’angoisse, de la sensualité, de la camaraderie, de la déconnade. Il y a la vie en fait.

 

case extraite d'”Indélébiles” de Luz (© Editions Futuropolis)

Sur cette camaraderie, on retrouve deux séquences magnifiques, avec Cabu qui essaie de vous apprendre à dessiner le crayon dans la poche ou qui est sollicité car vous n’arrivez pas à dessiner Pierre Arditi…

On voit simplement la création à l’ouvrage. Il y a eu beaucoup de fantasmes sur Charlie. On a voulu y voir une équipe extraordinaire, on a confondu l’époque Choron et notre deuxième Charlie  ; il y a eu aussi la volonté de faire de nous de grands héros de la liberté d’expression ou de résumer l’histoire à des engueulades perpétuelles dans une ambiance enfumée. Or, ce n’était rien de tout cela. Charlie, c’était presque une ambiance de bureau – il y a des éléments présents dans Indélébiles qui peuvent se retrouver dans n’importe quelle entreprise… Sauf que le travail était assez unique. Un travail créateur, déconneur.

Au cœur de ce livre, il y a deux personnages qui ne sont pas dessinés, mais qui sont au centre :
le dessin, autour duquel tout le travail tourne,
et puis le lecteur et le libraire”

Cette ambiance fait songer à n’importe quel autre journal. Car ce qui ressort aussi, c’est l’évocation d’individualités fortes qui travaillent ensemble, un collectif d’individualités…

Oui, tout à fait. Des individualités, mais sans égocentrisme. Jamais en tout cas autour du dessin.

… Peut-être plus au niveau de la rédaction en chef, lorsque c’était Philippe Val ?

Au niveau de la rédaction en chef, c’est possible qu’il y ait eu de l’ego. Après, Val laissait une paix complète aux dessinateurs. Mais dans ce livre, j’ai vraiment voulu parler du dessin, donc j’ai mis de côté aussi les grands clashs historiques, parce que ce n’est pas ce que je retiens…

Je voulais avant tout montrer le dessin comme étant presque un personnage lui-même. Au cœur de ce livre, il y a deux personnages qui ne sont pas dessinés, mais qui sont au centre : le dessin, autour duquel tout le travail tourne, et puis le lecteur et le libraire, ceux qui vont lire le journal, ceux pour lequel on travaille le dessin.

Il me semblait important de montrer la raison d’être de Charlie. Au départ, utiliser le dessin pour faire marrer les copains, et puis à travers les dessins, proposer aux lecteurs un pas de côté, sans leur imposer quoi que ce soit. Mais Charlie, c’est un journal que l’on achète en kiosque ou auquel on est abonné, mais donc où on a fait une démarche pour l’acquérir. Je ne sais pas si c’est encore le cas aujourd’hui, mais pendant longtemps, lorsque je croisais quelqu’un qui avait Charlie, il se créait immédiatement une connivence, une identité d’esprit.

C’est la vision qu’ont eue les gens du dessin,
après la publication des caricatures danoises
de Mahomet,
qui a changé le monde,
mais ce n’est pas le dessin”

Vous évoquiez « le pas de côté ». Cela fait songer à l’An 01 de Gébé, auteur qui est très joliment évoqué dans Indélébiles, lors d’un défilé où il vous évoque la force du dessin, qui peut changer la vie de quelqu’un, pour qui cela va faire un déclic existentiel. Mais le dessin qui change le monde, ces dernières années, cela renvoie à des réactions plus collectives, parfois très violentes. Et donc à la responsabilité du dessinateur ?

Là, ce n’est plus le dessin ! C’est la vision qu’ont eue les gens du dessin, après la publication des caricatures danoises de Mahomet, qui a changé le monde, mais ce n’est pas le dessin. Et ce qui a changé le monde aussi, ce n’est pas tant le dessin que la circulation du dessin. À Charlie, par exemple, on pouvait aller très loin, on pouvait tout se permettre, parce qu’il y avait cette connivence d’esprit avec le lecteur. Nous n’étions pas obligés de nous justifier à chaque fois sur ce que l’on dessinait. Il nous était inutile de préciser que nous étions de gauche, que nous étions antifascistes, antiracistes, etc.

À partir du moment où le dessin s’est retrouvé décontextualisé en passant sur les réseaux sociaux, quelque chose s’est perdu dans notre liberté. On a retiré le contexte de la connivence. Effectivement, je ne suis pas sûr que mon humour fonctionne avec un lecteur qui est à l’autre bout de la planète, tout simplement parce que nous ne partageons pas les mêmes codes, la même culture du dessin. En France, derrière Charlie, il y a l’Assiette au beurre, Jossot, Daumier, une culture de la satire dans laquelle n’importe quel dessin de Charlie était inscrit.

L’autre point important, c’est que Charlie est d’une culture qui est tout le contraire du dessin symbolique… Or, on nous a dépossédés de cet esprit pour nous enfouir dans la symbolique. C’était un contresens, on ne peut pas faire de Charlie un étendard. On a passé notre vie de dessinateurs, de créateurs à chier sur les drapeaux ! On ne peut pas être le drapeau des autres !

Tout à coup, à la fac, je me rendais compte que la plupart des gens étaient des sales cons de droite”

Ce livre, c’est l’histoire de Charlie hebdo, mais c’est aussi votre histoire. Quelles sont vos influences en matière de dessin, qu’est-ce qui a pu vous inciter, vous petit Tourangeau à monter à Paris pour se lancer dans une carrière de dessinateur satirique ?

Petit, moi j’ai commencé par lire le Journal de Mickey – et c’est une grande différence avec Charb, qui lui a commencé avec Pif  ! – Ensuite, je suis allé vers la bande dessinée délurée à la Gotlib : Fluide glacial, La Rubrique-à-brac, etc. Et puis j’ai fait des fanzines. Un qui s’appelait Hiroshima et un autre Sans interdis. Je faisais des petites saynètes sur ce qui me passait par la tête. Mais le vrai déclic, ce fut mon entrée en fac de droit à Tours.

Tout d’un coup, je me rendais compte que la plupart des gens étaient vraiment des sales cons de droite (rires). Ainsi, mon premier souvenir de fac, quand j’arrive en 1989, c’est un graffiti qui disait : «  Faurrisson a raison, les chambres à gaz c’est du bidon… » Je commence à me politiser vraiment à ce moment-là. Je me suis alors mis à lire plus attentivement la presse et à décortiquer le dessin de presse. Et à l’époque, il y avait beaucoup de dessins dans la presse, bien plus que maintenant. Cabu bien sûr, mais aussi Willem, Soulas, Nicoulaud, etc.

L’autre vrai déclic, c’est la parution de La Grosse Bertha, pendant la première guerre du Golfe. Là, je découvre plein de dessinateurs que je ne connaissais pas, qui semblaient sortir de nulle part. C’est là que j’ai découvert Charb. Je pensais qu’il avait au moins 40 ans, alors qu’il n’en avait que 22 ou 24. Et c’est alors que je me suis dit qu’au lieu d’essayer de faire de la bande dessinée en imaginant des histoires, il fallait m’emparer des histoires qui étaient devant moi, et les raconter pour éviter que les étudiants de la fac de droit les racontent à ma place.

case extraite d'”Indélébiles” de Luz (© Editions Futuropolis)

Et donc, vous montez à Paris pour proposer vos dessins. Et vous croisez Cabu par hasard sous un pont, comme c’est évoqué dans le livre. C’est véridique, cette anecdote ?

Ah oui, tout à fait ! C’est un coup de chance assez incroyable. Une chance que j’avais provoquée, puisque je montais à Paris pour cela. Je pensais vraiment y arriver, mais au fur et à mesure de la journée, je me rendais compte que j’étais paumé à Paris, que c’était peut-être plus compliqué que cela, que cet Eldorado de notre société pyramidale française était plus difficile à atteindre… Quand j’ai croisé Cabu, j’ai failli le laisser partir. À un moment donné, j’ai pris mon courage à deux mains. Mais, en même temps, il ne fallait pas vraiment beaucoup de courage pour discuter avec Cabu. C’était quelqu’un de très simple à aborder, d’une incroyable gentillesse et d’une incroyable bienveillance.

Puisque je voulais parler avant tout du dessin,
il fallait que je parle de Cabu comme personnification du dessin et du dessinateur”

Cette image de Cabu transparaît tout au long du livre, comme une figure majeure…

Quand j’ai commencé, comme pour tous mes autres livres d’ailleurs, je ne savais pas exactement où j’allais. Je savais qu’il fallait que je parle de ce qu’était vraiment Charlie hebdo, qu’il fallait sauter cette journée du 7 janvier 2015 pour retrouver l’humour et l’énergie de l’époque, la réalité de cette équipe. Je ne pensais pas parler autant de Cabu, je voulais parler de l’ensemble de la rédaction.

Mais il s’est imposé pour une raison simple : à Charlie, Cabu incarnait le dessin. C’était celui qui était tout le temps en train de dessiner, qui avait tout le temps son carnet dans la poche. Quand on sortait, c’était toujours le premier à faire des croquis de rue. Puisque je voulais parler avant tout du dessin, il fallait que je parle de Cabu comme personnification du dessin et du dessinateur. Parce qu’il savait tout faire et, évidemment, c’était vers lui qu’on se tournait lorsqu’on avait une difficulté. Si j’avais décidé de parler plus de politique, peut-être qu’il y aurait eu plus de Charb ou plus de Gébé. Si j’avais voulu plus parler de perdition alcoolisée, j’aurai moins parlé de Cabu !

Il y a un absent, en revanche, dans le livre, c’est Cavanna. Cela peut se comprendre car il n’était pas dessinateur, mais c’était quand même une figure tutélaire du journal, non. De même, on voit très peu Siné ?

Oui, mais il n’était pas souvent présent au journal. De même, Siné est très peu présent dans le bouquin. J’avais une histoire avec lui que je voulais mettre, mais je n’ai pas réussi à la caser. Et puis mon rapport avec Siné était moins un rapport lié au dessin qu’un rapport lié… à la beuverie, en fait ! Après, quant à l’affaire Siné, je me suis dit que ce n’était pas la peine d’en parler, car les gens connaissent déjà. Disons juste que finalement son éviction de Charlie lui a permis aussi de renaître, de retrouver une seconde jeunesse, de lancer Siné hebdo puis Siné mensuel.

L’idée de savoir ce que Cabu aurait dessiné à la mort de Johnny, on est des milliers à se l’être posée”

On retrouve aussi Cabu au centre du dernier chapitre, qui est superbe, lorsque vous imaginez toute la rédaction au moment de la mort de Johnny. Et avec cette bonne idée de ne pas montrer le dessin que réalise alors Cabu, mais juste l’enthousiasme de vous tous, qui le découvrez…

Même s’il n’est pas devant vous, le dessin est déjà de l’imaginaire. Une page blanche, c’est de l’imaginaire. C’est ce que 23 ans de Charlie m’ont appris. Même l’angoisse de la page blanche est un monde merveilleux, lumineux. Là, je ne voulais pas asséner de vérités au lecteur d’Indélébiles. Je voulais l’emmener dans la rédaction afin qu’il participe aussi à notre imaginaire. Cette dernière séquence est là aussi pour ça.

Je pense qu’elle va toucher particulièrement les gens qui ont suivi Charlie depuis le début, ou même depuis le milieu, disons avant 2015. L’idée de savoir ce que Cabu aurait dessiné à la mort de Johnny, on est des milliers à se l’être posée. Et puis, en creux, avec cette évocation, c’est assez rigolo de se dire qu’il y a eu des débats pour savoir si toute la France était ou pas Charlie. Par contre, il n’y a pas eu de débat pour savoir si toute la France était Johnny… Là, tous les médias étaient Johnny. Il n’y a pas eu de livre d’Emmanuel Todd (rires)…

case extraite d'”Indélébiles” de Luz (© Editions Futuropolis)

L’autre aspect marquant d’Indélébiles, et qui peut surprendre quand on connaît les conditions de votre vie depuis trois ans et la tragédie de l’attaque de Charlie, c’est la drôlerie et l’autodérision de bout en bout, alors qu’on aurait pu s’attendre à un ton plus mélancolique peut-être…

Mais c’est parce que c’est ma réalité de ces 23 ans et c’est la réalité de maintenant. Tout ce bouillonnement passé et mes questionnements présents. Les deux choses sont là. Ces gens, Gébé, Charb, Tignous, Cabu, ils m’ont dessiné, ils ont participé à faire ce que je suis devenu. Mais au départ j’étais vraiment une page blanche un peu couillonne. Et il y a encore en moi une parcelle de page blanche, encore des choses à dessiner. Je n’ai pas l’impression d’être un personnage figé. J’aime l’idée que l’on soit tous des personnages un peu paumés cherchant à trouver notre place dans une société que l’on n’arrive pas toujours à comprendre. Se voir et se comprendre comme des gens « non finis », cela nous aide vraiment à vivre et à continuer à vivre.

Moi, j’ai encore à progresser, à apprendre de la vie. Charb n’est plus là, Cabu n’est plus là, Gébé n’est plus là pour que j’apprenne encore d’eux, mais quand je me suis replongé dans les archives, quand j’ai recommencé à remettre de l’ordre dans mes souvenirs, j’ai réappris à nouveau de ces gens-là.

C’est difficile à faire comprendre au monde entier que le métier de dessinateur à Charlie,
c’était aussi de dessiner sur des bites !”

Une des anecdotes évoquée dans Indélébiles nous ramène un peu à la Picardie. C’est cette séquence que vous qualifiez de « pire moment de gêne-gloire », à la fête de l’Huma, au stand de la Picardie…

Cela s’est passé il y a quatre ou cinq ans. Un mec un peu éméché a voulu faire le malin, en proposant que je lui dessine… sur le sexe. Sur la « bite », appelons un chat, un chat ! Le dessin fascine et cela peut aussi attirer les cons. Cela vous sauve, ça vous sort des emmerdes et en même temps cela peut vous amener dans des situations comme celle-là. Donc là, j’ai dédicacé son gland avec plaisir. Finalement, j’ai retourné sa prétention contre lui. À la fin, j’avais même sorti un typex pour lui signer sur les couilles et finalement, il n’a pas voulu. Mais je n’ai pas raconté cette anecdote uniquement pour pouvoir dessiner la bite d’un Picard (d’ailleurs, je ne sais pas s’il était vraiment Picard…), cela montre que le dessin est dans le journal, mais qu’il est aussi extérieur au journal, il fait partie quelque part de notre vie personnelle. Et c’est très variable, le rapport que les non-dessinateurs entretiennent avec le dessin.

case extraite d'”Indélébiles” de Luz (© Editions Futuropolis)

… Et le rapport au dessinateur aussi !

Je n’ai pas l’impression, ni ne recherche à avoir une identité de « dessinateur ». On me donne une identité de dessinateur. Après, cela me va bien. Un dessinateur, c’est quelqu’un qui fait des dessins. Et ces dessins, ils sont sur un bout de papier, dans le journal, sur un mur, dans un livre. Là où ça s’est gâté, c’est quand on n’a plus parlé des gens de Charlie hebdo comme des dessinateurs, mais seulement comme des « caricaturistes ». Là, ça ne voulait plus rien dire. Un dessinateur peut être caricaturiste, mais c’est réducteur par rapport au métier de dessinateur de Charlie. Nous, on faisait des reportages, de la bande dessinée, du dessin d’illustration. Et des fois, on dessinait sur des bites ! C’est difficile à faire comprendre au monde entier, bien sûr, que le métier de dessinateur à Charlie, c’était aussi de dessiner sur des bites (rires) !

Avec Catharsis, également dans ô vous frères humains et dans Indélébiles encore, vous démontrez une palette de styles différents. On retrouve le dessinateur de presse, celui du reportage dessiné, mais aussi un travail graphique différent, en couleurs, à l’aquarelle. C’est une manière de se sortir du cadre, d’aller vers autre chose ?

case extraite d'”Indélébiles” de Luz (© Editions Futuropolis)

Ce n’est pas aller vers autre chose. C’est être respectueux de ces vingt-trois ans de carrière. Pour évoquer le dessin, il me fallait utiliser toute la palette que le dessin propose. Avant, dans Charlie, il y avait un espace pour le dessin satirique, pour le dessin de reportage, etc. Moi, j’ai décidé de ne plus avoir Charlie et de faire des livres. Et dans les livres, tu peux décider de travailler à la fois sur du reportage, sur de l’illustration. Quelle meilleure manière de remercier tous les gens qui sont dans ce livre et qui ont disparu que d’utiliser tous les moyens possibles de les dessiner !

Après la déflagration d’il y a trois ans, comme je le raconte dans Catharsis, je ne savais plus quoi faire du dessin. Comme si quelqu’un était entré dans mon atelier et avait fait tomber tous les crayons, comme si je ne savais plus comment travailler, s’il fallait prendre la plume, du fusain, un pinceau. Et c’était la même chose avec les sentiments : tu ne sais plus si tu es triste, si tu es dans le gouffre, si tu vois du soleil, tu sais plus. Alors, au final, tu prends tout. Tu prends tous les sentiments, toutes les émotions, les crayons-feutres, les plumes, les pinceaux. Tu prends tout ça, tu en fais quelque chose et tu avances. Je n’ai plus envie de faire de choix. J’ai envie d’être absolument un dessinateur. Ma résilience est là. Je suis tout ce que je veux être. Après, vous déciderez ce que je dois être. Bon, là, avec Indélébiles, ce sera difficile de dire que je suis un « caricaturiste », c’est un bouquin de dessinateur.

Et un livre de portraitiste, aussi, comme avec ce magnifique portait pleine page de Chard, ou de Cabu, au début, quand il regarde vos premiers dessins, dans la rue…

Je voulais aussi que les gens voient quelque chose qu’ils n’ont jamais vu. Et le véritable « backstage » inédit de Charlie, c’est bien Cabu enlevant ses lunettes pour regarder les dessins des autres. Cela, il fallait le montrer.

Mon prochain défi,
c’est de dessiner Marylin en colère !”

J’ai cru comprendre que votre prochain projet porterait sur le film Les Désaxés ?

En effet. C’est un projet que j’avais commencé dans les Cahiers du cinéma. J’avais arrêté dans le magazine, mais que je continue à y travailler. Je raconte le tournage des Misfits, Les Désaxés. C’est le dernier film de Clarke Gable, le dernier film de Marylin Monroe, un des derniers films de Montgomery Clift, un film scénarisé par Arthur Miller, réalisé par John Huston. Un film qui parle de la fin d’un monde, du crépuscule d’Hollywood et du rêve américain et qui parle, malgré lui, du début d’un autre monde.

Je ne savais pas trop pourquoi je voulais parler de ce film. Je l’avais vu au cinéma avec celle qui allait devenir la femme de ma vie. Je le regardais en boucle en donnant le biberon à la deuxième femme de ma vie, ma fille. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais si obsédé par ce film. Je pense que j’avais envie de sortir du côté morbide de l’histoire, de ces gens qui n’arrivent pas à vivre ensemble. Et il y avait autre chose…

Tout bêtement, plus je dessinais Marylin, plus je me rendais compte que je ne trouvais aucune photo d’elle en colère. Ainsi, dans les Desaxés, il y a une scène incroyable où Marylin est en train de hurler, mais John Huston la filme de très loin, comme s’il ne fallait surtout pas déformer son visage, son image. Ces gens étaient des symboles cryogénisés. Marylin, c’est le symbole de la femme qui sourit à tout, alors qu’en fait, c’était probablement quelqu’un qui avait de la colère aussi en elle, quelqu’un qui aurait eu quelque chose à dire à l’occasion de #MeToo par exemple. Je me suis dit, je vais essayer d’en faire un autre symbole, lui offrir la possibilité d’être en colère.

Le lien avec Indélébiles, avec tout ça, c’est de ne pas se laisser piéger par la symbolique des choses. On peut décider de sortir de cette symbolique ! J’aime Marylin, car je sais que derrière cette façade, il y a une femme en colère. Et mon prochain défi, c’est de dessiner Marylin en colère !

Et donc, vous aurez encore longtemps vos doigts tachés par l’encre (qui est l’une explications du titre du livre)…

Oui, il faut avoir les mains tachées, c’est clair.

 

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