
Il faisait si beau en ce dimanche d’hiver qui se prenait pour un dimanche de printemps. Et l’hippodrome était si près de ma chère maison de résistant de l’avenue Louis-Blanc… Il m’était impossible de résister. D’où provient ma passion pour les courses hippiques et les chevaux? De ma chère maman. Je me souviens que le samedi, elle me demandait de lui rapporter France-Soir, Paris-Turf et Paris Jour. Le soir, alors que le téléviseur en noir et blanc Ribet-Desjardins expulsait les rassurantes images des Trente glorieuses, elle étalait sur la toile cirée de la table de la cuisine les trois journaux. Elle notait, pointait, comparait, s’exprimait, réfléchissait comme si elle eût écrit une dissertation de philosophie elle qui avait cessé ses études au certificat d’étude, à l’issue d’une scolarité réalisée à l’école primaire de Silly-le-Long (Oise). Je me souviens des noms des jockeys (Poincelet, Piggott, Samani, Yves Saint-Martin, etc.) l’été et le printemps, et l’hiver et l’automne ceux des drivers (Jean-René Gougeon, Minou Gougeon, Henri Lévesque, etc.). Et les noms de certains chevaux trottent ou galopent, grâce à ma mère, sur les pistes cendrées ou gazonnées de ma mémoire enfant: Oscar RL, Ozo, Roquepine, Famous. Tout se mélange; c’est bon. Je rêve. Je suis ailleurs alors, qu’une fois de plus, dehors il fait un soleil, éclatant et que je tape cette chronique au cinquième étage de l’immeuble du 5 du boulevard Port d’Aval, à Amiens, nouveau siège de notre cher Courrier picard. Je revois les borderaux de tiercé ou de couplé que ma mère poinçonnait à l’aide d’une pince qui avait la forme d’une tête de dauphin. Le dimanche matin, elle partait à bicyclette – bicyclette qui lui servait à effectuer les livraisons dans le cadre son activité de représentante des produits de beauté Avon – chez Picoulet, le café-tabac-PMU de Tergnier pour y amener ses paris. Derrière une table de bois, cinq ou six hommes, des cheminots pour la plupart qui poinçonnaient les tickets des turfistes du dimanche. L’un d’eux, le plus célèbre: Gilbert Thuet, un ancien résistant, copain de mon père, correspondant de L’Aisne Nouvelle à Tergnier. Devant lui: un verre de Byrrh ou de Cinzano, et un cendrier dans lequel finissait de se consumer une cigarette blonde. Le dimanche 24 février 2019, dans les tribunes de l’hippodrome écrasées par le soleil blanc d’hiver, tout cela me remontait. J’arrivai pour l’inauguration et le crémant d’Alsace, conversai avec quelques amis (Daniel et Didier, tous deux amis de mon regretté confrère Jacques Béal), et fis un tour de piste, tout près des quatorze concurrents du Prix Pierre Verva, 2 400 mètres, départ à l’autostart, réservé aux poulains entiers et aux hongres de 4 ans, à bord de la Citroën 2 CV de collection conduite par Baptiste, de l’association Car Entr’Aid (qui œuvre notamment au profit des enfants hospitalisés). Derrière, avaient pris place ma consœur et copine Sophie Crimon, et son ami Stéphane Picard. La vitre avant droite de la 2 CV était ouverte; un vent tiède s’y engouffrait, transportant les encouragements, les agacements, et mini-injures des drivers. Je les écoutais à peine. Je revoyais les pinces en têtes de dauphins. J’avais cinq ou six ans; j’étais bien niché dans le nid de l’enfance et des Trente glorieuses. Et ma mère, ma chère mère, alors, se souvenait de tout…
Dimanche 3 mars 2019.
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