Laissons les polémiques. « Orléans », de Yann Moix, est un livre sublime.

Le père me regarda longuement, haussa les épaules et referma la lourde porte sur moi sans prononcer un mot. La gifle fut immense; je me promis qu’un jour, quand je saurais écrire la vérité dans sa simplicité nue, je la dirais dans un roman d’humiliation comme il existe des romans d’initiation.» C’est chose faite. Laissons là, quelques instants les polémiques, les jugements à l’emporte-pièce, hâtifs comme des éjaculations sans joie, pour nous consacrer à l’oeuvre. A l’oeuvre brute; au roman. Car, avec Orléans, c’est bien un roman qu’a écrit Yann Moix. Et ce roman, d’un point de vue purement littéraire, développe une force inouïe d’écriture, d’intensité. Il est bouleversant.
«L’enfant soigne ses plaies aux onguents de la littérature; il dévore les livres de Péguy et de Gide.»
Réalité? Exagération? Fiction? Là n’est pas l’important. Les polémiques passeront; restera l’oeuvre, cet objet de mots, de sentiments, de sensibilité immense, de blessures, de souillures. Orléans restera pour longtemps (pour toujours?) un sublime roman. Aussi puissant que Le voyage au bout de la nuit de cette vieille crapule sans coeur de Céline.
Le narrateur, un très jeune garçon, raconte les sévices, les coups, les humiliations que lui infligent ses parents; il en prend pour son grade. Le père est violent; la mère, injurieuse, rapporteuse, se borne à ne croire que les versions du petit frère. «Je rentrai tout couvert de nuit. J’avais pleuré sur le trajet dangereux. Ma mère finissait de faire le ménage, de nettoyer la buanderie, de remplir le lave-vaisselle. Mon père, dont je m’enquérais régulièrement auprès de sa femme de la date à laquelle il consentirait enfin à mourir, était encore au travail – son cabinet était si à quelques mètres de notre domicile.» Un peu plus loin, le gamin prend une monstrueuse raclée parce qu’il a renversé son yaourt sur le carrelage. Un carrelage, ça se nettoie; la sensibilité d’un enfant tabassé, ça garde à jamais des taches de tristesse. On le tire par les cheveux. Du père, il revoit «nettement sa bave écumante et son poing levé à la façon d’un singe. Une fois seul et absorbé par l’obscurité de ma chambre, j’imaginai que les deux abominables créatures qui me nourrissaient et m’emmenaient à l’école flottaient dans une mare de sang violet. Puis je pensais à des voiliers.» Pour le punir, on l’abandonne en forêt; il y a aussi les coups de rallonge électrique. L’enfant soigne ses plaies aux onguents de la littérature; il dévore les livres de Péguy et de Gide. Le géniteur traite ce dernier de pédé. Le petit animal craintif ne comprend pas.
Des détails de ce genre, ce roman en contient des dizaines. Des plus horribles aussi, sordides, scatologiques. La beauté de l’écriture du romancier Yann Moix, au final, les feraient presque oublier. On est pris, emporté, ému aux larmes. Ce livre est aussi beau que les tortures endurées par le petit narrateur sont laides. Ce roman est essentiel comme ces phrases : «J’aimais le soleil. J’aimais la pluie. J’aimais chaque nuage. J’aimais les arbres et les buissons de la cour. Mes «parents» m’eussent tué sur le coup s’ils l’avaient appris : mais je crois bien que j’aimais la vie.»

PHILIPPE LACOCHE
Orléans, Yann Moix, Grasset, 262 p. ; 19 €.
L’article Les mauvais coups est apparu en premier sur Courrier plus.