Les deux vies de Pénélope, de Judith Vanistendael. Editions Le Lombard, 160 pages, 19,99 euros.
Pénélope à une fille qui aura 18 ans dans une semaine. Et elle ne sera pas là. Médecin humanitaire, elle est absente de chez elle, à Bruxelles, neuf mois sur douze. Trente-deux missions en dix ans, dont la dernière dont elle revient très marquée à Alep en Syrie.
De retour chez elle, déphasée, elle a du mal à retrouver ses repères dans sa vie quotidienne banale, entre son mari pourtant aimant, sa fille adorable et son foyer rassurant. Et les fantômes des guerres passées viennent de plus en plus la hanter, tel cet enfant noir qui surgit périodiquement de son grand sac de voyage.
Ici, c’est donc Ulysse – ou son équivalent moderne – qui attend sa Pénélope, tandis que celle-ci s’efforce de gérer ses “deux vies”, en ayant toujours la sensation de ne pas être pleinement à sa place.
Après deux albums remarqués, David les femmes et la mort et Salto, Judith Vanistendael aborde avec sensibilité un vrai dilemne existentiel et les déchirements d’un engagement pour une juste cause. Sauver des vies d’étrangers dans des pays en guerre vaut-il de ne pas voir grandir sa fille. Est-ce être une mauvaise mère que de s’investir pleinement dans une action humanitaire.
Ici, l’auteure belge ne tranche pas, ni ne juge. Et, à travers le cas de Pénélope, c’est une question plus universelle qui s’esquisse: l’engagement dans la grande histoire et ses chaos doivent-ils primer sur la vie personnelle ? Et la question est évoquée de façon d’autant plus subtile que les proches de Pénélope ne sont pas dans la confrontation ou l’excès, mais compensent avec bienveillance au mieux les absences.
Ainsi, de ces planches, au début, ou s’inscrivent en parallèle une opération sous les bombes en Syrie et les premières règles de la fille d’Hélène qui, faute de mère, appelle sa grand-mère au secours.
Mais derrière cette question de l’éloignement, en creux, Judith Vanistendael pointe aussi les préjugés patriarcaux et le modèle sociétal dominant. S’interrogerait-on de la même manière si c’était Ulysse qui partait en missions médicales à l’autre bout du monde tandis que son épouse restait s’occuper des enfants ?
Le traitement graphique est à l’image de cette approche subtile, avec un trait un peu lâché, sur des fonds de couleur à l’aquarelle. Une atmosphère à la fois douce et sensible, mais avec un arrière-plan d’angoisse et de culpabilité toujours présent. Et progressivement, le lecteur ressent le malaise grandissant de cette Hélène qui commence à se rendre compte qu’elle ne trouve plus sa place dans sa vie familiale. Et s’interroge sur sa place dans le monde.
Dans une double-page introspective, en milieu d’album, Hélène y apporte une forme de réponse, en convoquant le modèle de son grand-père, source peut-être de sa vocation. Lui aussi toujours parti “sauver le monde“, qui ne s’occupait pas de ses enfants mais les aimait. Et dont elle était fière parce qu’il était là où “on avait besoin de lui“…
Alors, même si graphiquement l’album n’impressionne pas réellement, il s’impose par la portée de son propos.
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