
Il fait très beau, ce jour-là. Le jardinier confiné se rend sur la terrasse, contemple son jardin d’un œil de propriétaire terrien, manière de possédant russe époque Tolstoï, bien avant les kolkhozes. (Le confiné a toujours détenu des références étranges, vieillottes, engagées, certes, mais d’antan, voire réactionnaires pour certains esprits modernes; il connaît mal l’existence de la Russie; pour lui, n’existe que la bien-aimée Union soviétique qu’il vénère car elle a mis la pâtée aux Teutons à Stalingrad.) Son regard se détourne sur la gauche. Et là, que voit-il? Incroyable! Son voisin Tio Guy était en train de peindre le gros tronc de son cerisier.
Canon de 75
Le confiné recule comme un canon de 75, en octobre 1914, au cours de la bataille d’Armentières. «Mais qu’est-ce qu’il fabrique?», se demande le jardinier, interloqué. «Il y a quinze jours, il exposait un radiateur sur sa pelouse comme l’eût fait Marcel Duchamp avec son célèbre urinoir. Aujourd’hui, il peint son cerisier…» Le jardinier s’inquiète. Il apprécie beaucoup son voisin; il commence à s’inquiéter. «Son bel esprit pragmatique ne serait-il pas chamboulé par le confinement?», s’interroge-t-il encore. Il est vrai que l’histoire du radiateur l’avait laissé sur sa faim. En tout cas, les explications que lui avait fournies Tio Guy. D’abord, il avait répondu qu’il était en train de l’exposer, son sacré radiateur, transformant son impeccable pelouse en galerie d’art. Puis, il s’était ravisé et avait expliqué qu’il bricolait, qu’il avait démonté cette foutue bête à chaleur et, ne sachant pas où la mettre, il l’avait déposée sur son gazon. «Tout ça n’est pas clair», rumine encore le confiné. «Rien ne me dit qu’il ne voulait pas réchauffer sa pelouse afin qu’elle poussât plus vite.» Il s’accroupit afin de ne pas être aperçu. Il observe encore. Tio Guy en met un coup. Après s’être pris pour Duchamp, se prendrait-il pour Picabia ou Picasso? N’en pouvant plus, dévoré par l’inquiétude et la curiosité, il interpelle Tio: «Mais que fais-tu donc, voisin?» «Je ne fais que chauler, tête de confiné!», lui répond Tio Guy, étonné de la question. «Ne savais-tu pas que le lait de chaux appliqué sur les troncs permet de détruire champignons et larves des parasites? Grâce à ça, mes cerises sont de vraies boules de sucre…» Le confiné se souvint alors de Babette et de sa famille escargots, et se dit: «Sous peu, je sens que je vais adopter des larveset que je vais faire une omelette.»
PHILIPPE LACOCHE

L’article Confiné au jardin : lait de chaux et boules de sucre est apparu en premier sur Courrier plus.