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Un après-midi d’hiver à Tergnier

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J’empruntais la rue Drouot. La maison de Mme G., ma dame catéchiste, était à vendre.

Météo France annonçait de la neige. Il n’y en avait pas encore en ce début d’après-midi. En revanche, un beau ciel gris plomb et bas procurait aux paysages des langueurs monotones comme dans un poème de Verlaine. Je pris l’autoroute, en direction de l’Aisne, traversai le Santerre et ses plaines mornes, ses labours de terre grasse et fumante, pleine de morts. J’arrivai à la maison de retraite. Ma mère m’attendait. M’attendait-elle? Se souvenait-elle de ma visite? Vingt minutes passèrent. Elle étala sur la tablette de minuscules médailles religieuses en fer-blanc, la Vierge peut-être, un porte-clés personnalisé avec une photographie de mon frère à cinq ans, et une photographie jaunie sur laquelle elle se trouvait avec des amies de jeunesse. Coiffures hautes et anciennes comme les filles en portaient encore en ces années 1940. C’était, me dit-elle, «à l’époque du château de Rouez. C’est si loin tout ça; j’étais si jeune». Soudain, on frappa à la porte de sa chambre. Deux dames, aides-soignantes certainement. On parla. Elles connaissaient ma mère. Elles déclinèrent leurs noms. Tout bascula dans ma grosse tête de Ternois. Elles étaient les descendantes de familles historiques de la cité Roosevelt. Émotion. Oui, tout me revenait. Les années 1960; le minuscule chemin de glaise qui grimpait jusqu’à la cité tout en longeant le transformateur électrique. Les maisons provisoires aux toits de bitume. Les rues recouvertes de mâchefer. Les pompes à eau sur les trottoirs, pompes grâce auxquelles, l’été, nous faisions éclater des chambres à air de tracteurs ou de camions: «Elles étaient rouges ou noires. Il (On) les remplissait d’eau; elles devenaient énormes et éclataient. Le jeu consistait à rester assis dessus le plus longtemps possible.» Ma mère se souvenait-elle de tout cela? Les aides-soignantes, Mmes M. et F., ne s’en souvenaient pas; elles étaient trop jeunes. En revanche, leurs parents ou leurs oncles, leur en avaient parlé. La coiffeuse de la maison de retraite arriva; j’embrassais ma mère et partis d’un pas mal assuré, alourdi par le poids des souvenirs d’enfance qui se délitaient au fil des minutes, rongées par la fuite du temps comme si on les eût plongés dans la chaux ou dans l’acide. J’empruntais la rue Drouot. La maison de Mme G., ma dame catéchiste, était à vendre. En face de Franprix, je m’arrêtais au café-tabac acheter des cigarettes et boire une bière. Je le fréquentais dans les années 1970. On appelait l’établissement Chez Hubert, prénom du patron. Je nous revoyais installés au comptoir, mes copains et moi. Fabert, le Colonel, Dadack, Yannick et quelques autres. J’entends encore nos rires d’adolescents, ivres de bière et joie de vivre, et le bruit sec de la coque des œufs durs que nous brisions sur le zinc. Je sortis du café, allumais une Marlboro light. Petite pluie fine et glacée. Je levais la tête. La Huchette, bar américain qui abritait nos exploits débutants avec des dames voluptueuses, a été remplacé par une épicerie. Je montais à bord de ma voiture. Il était temps de rentrer. Le soir tombait. Il commençait à neiger. Météo France ne s’était finalement pas trompée.

Dimanche 18 février 2018.

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