
Depuis que le journal a changé de locaux, je déambule. Je ne cesse de marcher dans la ville éventrée par les travaux. Lorsqu’il fait un peu froid, chaussé de mes historiques Doc Martens coquées (modèle numéro 1925 5400), je résiste, escalade les tas de gravats, grimpe sur les plots bétonnés, piétine l’asphalte encore tiède. Mais lorsqu’il fait beau, c’est une autre paire de manches. Enfin, plutôt une autre paire de pompes. Mes pauvres petits mocassins bleu azurin en faux daim couinent, souffrent, se déforment dans ma bonne ville d’Amiens qui ressemble à Beyrouth dans les eighties. Cela ne m’a pas empêché de me rendre à la galerie-bouquiniste l’Imprimerie, en centre-ville, à l’occasion du vernissage de l’exposition du peintre François Glimeur (jusqu’au 22 juin). Né dans l’Oise, François Glineur peint depuis 1992, mais «je dessine depuis que j’ai 5 ans», sourit-il. Passionné notamment par Picasso, ses toiles à l’acrylique séduisent par l’intensité et la variété de leurs couleurs, ce qui lui a permis d’exposer un peu partout en Europe (Suisse, Belgique, Allemagne, etc.). En sortant de l’Imprimerie, je tombe sur Alain Gest. Nous nous saluons; il me fait savoir, non sans enthousiasme, qu’il sort du vernissage d’une autre exposition: Dessiner la paix, à l’office de tourisme. Il me demande quelques informations sur celle de François Glineur. Échange de bons procédés. Je fonce vers la paix avec la peu avouable intention que mon estomac va me la ficher, la paix. Car, oui, j’ai faim. L’événement est ainsi présenté par les organisateurs: «Des œuvres, créées entre 1954 et 2013, exploiteront la caricature, l’allégorie, le paradoxe, la provocation qu’engendre ce symbole, en tentant d’en exploiter les limites et la fragilité qui caractérise la Paix, d’hier à aujourd’hui.» C’est fou ce que l’on peut penser à la paix – il faut, bien sûr, s’en féliciter – lors des commémorations des grandes boucheries. On se dit qu’il eût été préférable d’y penser avant. Enfin, pour faire court et un peu brutal, cette constatation s’adresse à nos bons amis d’Outre-Rhin car, à propos du déclenchement de leur deuxième (on eût préféré qu’il s’agisse de la seconde) visite de courtoisie, nos bons petits paysans français n’avaient rien demandé à personne, si ce n’est continuer à accomplir la moisson et les travaux des champs. Sinon, je ne trouvais pas les petits fours. Donc, mon estomac ne me ficha pas la paix. Le lendemain, ce fut à la Maison de Jules Verne, rue Charles-Dubois, que je me rendis pour la remise des prix du concours des textes en picard. J’y croisai avec plaisir le très picardisant et abbevillois, Jean-Marie François et madame, excellente lectrice qui mit en valeur et à haute voix l’œuvre maritale primée. Plaisir également de discuter avec Bernard Sinoquet, responsable de la collection Jules-Verne et des lieux. J’appris non sans émotion qu’il était arrière-petit fils, petit-fils et fils de cheminot, alors que, moi, je ne suis que petit-fils et fils de cheminot. Je compris ainsi pourquoi je m’entendais si bien avec lui. Avant de nous quitter, nous constatâmes, non sans malice, que les villes les plus cheminotes (Longueau pour lui; Tergnier pour moi), cités de brassage et agréablement communistes, étaient si jacobines et si peu picardisantes. Puis, je m’en fus, rapide comme un asticot, dans la moiteur de la ville éventrée.
Dimanche 3 juin 2018.
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