Régis Hautière et Damien Cuvillier nous parlent de « La Perspective Luigi », suite « intégrée » de « La Guerre des Lulus ». Un nouvel album que l’on retrouvera, dans une version noir et blanc inédite, tout les jours dans le Cahier été du Courrier picard.

Cela fait quelques années que les « Lulus » accompagnent les lecteurs du Courrier picard chaque été. Ce sera encore le cas en 2018, mais dans une autre « perspective ». Et avec un retour en 1917, pendant la parenthèse allemande des jeunes héros. Explications avec le scénariste, Régis Hautière, et le nouveau dessinateur, pour cet album, Damien Cuvillier.
Régis Hautière, cette Perspective Luigi est un prolongement assez original de l’univers des Lulus ?
Régis Hautière : C’est un diptyque assez particulier, car il peut être lu indépendamment du reste de la série. Quelqu’un qui n’a pas lu La Guerre des Lulus peut très bien lire La perspective Luigi et inversement, on peut très bien lire La guerre des Lulus sans lire La Perspective Luigi. Mais, chronologiquement, cette histoire s’insère entre le tome 3 et le tome 4 – qui est la période où les Lulus sont en Allemagne. Dans la « série-mère », le narrateur élude cette période en disant « un de mes camarades l’a déjà raconté, je n’ai pas besoin de le refaire… »
Et ce camarade, c’est donc Luigi ?
R.H.: Oui, il raconte ce qu’ils ont vécu d’abord à Berlin, puis au camp de Holzmiden. C’est grosso modo une année, entre le printemps 1916 et le printemps 1917. Dans la série mère, cela s’inscrit à la fin de l’épisode se déroulant au Familistère. Ils montent dans un train, en pensant qu’il va en Suisse et ils se retrouvent à Berlin…
Vous aviez cette idée de cette grande ellipse et de cette « suite » dès le départ ?
R.H.: Non, elle est venue au cours de la réalisation du tome 3. Nous avions pris le parti de faire un album par année de guerre. Or, dans ce tome, le récit est relativement court dans le temps, puisqu’il se déroule en deux ou trois semaines. Je me suis rendu compte qu’on quittait nos Lulus au printemps 1916 et nous devions les retrouver en 1917 le tome d’après ! Donc, une ellipse s’imposait. Cela nous aurait obligé à traiter toute cette période allemande en deux ou trois pages de flash-back au début du tome 4. Je trouvais cela dommage, car il y a beaucoup de choses à raconter sur l’Allemagne de l’époque et c’est peu abordé, du moins dans toutes les fictions réalisées sur la Première Guerre en France. Je me suis donc dit : on va sortir cette histoire de la Guerre des Lulus pour la raconter à part. C’est comme ça qu’est venu l’idée.
Je ne connais pas de fictions
parues en France
sur le Berlin de ces années-là
La description de l’Allemagne en guerre est assez saisissante, avec ces gangs d’enfants orphelins, la population affamée, les restrictions. Cela a nécessité beaucoup de documentation ?
R.H.: Ce fut la plus grande difficulté. Je ne connais pas de fictions parues en France sur le Berlin de ces années-là. Et on ne trouve quasiment rien dans les livres d’histoire sur le sujet. J’ai eu la chance de rencontrer une prof d’allemand, suite à un colloque à Amiens. Après la table-ronde, cette prof est venue me voir et m’a proposé de m’aider à trouver de la documentation. Elle m’a prêté des livres, notamment un livre d’illustration de Henrich Zille, illustrateur allemand de la fin du XIXe siècle – début XXe siècle. Zille était un peu l’équivalent de Francis Poulbot en France. Il avait fait également beaucoup de dessins d’enfants des rues. J’ai aussi trouvé sur internet un livre de photos de Zille. Il ne s’agissait pas de « belles photos », Zille avait sans doute pris ces images à titre de documentation. Pour nous, elles étaient super-intéressantes, car elles montrent des rues de quartiers populaires qui, architecturalement parlant n’ont pas l’intérêt de beaux monuments, mais qui pour nous était une documentation fabuleuse.
Je suis aussi tombé sur un livre de Hans Fallada, Gustave-de-Fer, paru en 1936 en Allemagne puis sous l’occupation en France. C’est un livre fabuleux. Le premier tome, Inferno, se passe à Berlin entre 1914 et 1918 ; le second tome, Le voyage à Paris, se passe dans les années 1920. On est vraiment plongés dans le Berlin de ces années-là. J’ai trouvé là beaucoup d’indications sur la façon dont les gens vivaient.
Cette suite permet de montrer Amiens
dans les années 30
Autre changement par rapport à la « La Guerre des Lulus », qui est plus dans la linéarité, on est ici entre deux époques, avec un rôle plus important accordé au narrateur, qui raconte son histoire à un journaliste, vingt ans après les faits. pourquoi ce changement ?
R.H.: Dans La Guerre des Lulus, il y a une forme de flash-back, puisque le narrateur raconte l’histoire depuis les années 1980, mais on ne le découvre qu’à la fin du dernier tome. Là, on changeait de narrateur, il fallait justifier ce changement. Et puis j’avais envie de montrer Amiens. Or dans la Guerre des Lulus, on ne voit jamais la ville, puisque les enfants sont en zone occupée. Cette suite permet de montrer Amiens dans les années 30, en ouvrant par exemple le premier tome avec la gare Saint-Roch de l’époque – qui a été détruite ensuite – ou en montrant les hortillonnages dans le deuxième tome.
Ce changement s’explique aussi parce que la narration, dans la série-mère, est très littéraire. On a un personnage en train d’écrire une sorte de journal intime alors que dans La perspective Luigi, il s’agit d’un dialogue entre deux personnes. Avoir ce dialogue sans jamais voir les personnages aurait été problématique. C’est pourquoi on revient régulièrement sur le journaliste et sur Luigi et que l’on doit les mettre en scène.
Damien Cuvillier : Cela montre aussi qu’on a changé de narrateur. Que Luigi n’est pas forcément quelqu’un à l’aise avec l’écriture. Il dit dès le départ qu’il préfère raconter ce qui lui revient, ses souvenirs sont flous, il se trompe un peu. C’était une autre raison de le mettre en scène.
Côté dessin, il y a également du changement, puisque c’est vous, Damien Cuvillier, qui prenez le relais de Hardoc. Vous êtiez cependant déjà bien familier avec les Lulus…
D.C.: En tant que lecteur, c’est une série que j’aime bien. De plus, on se connaît depuis très longtemps avec Régis et Vincent (NDLR : Régis Hautière et Vincent Lemaire, alias Hardoc). J’ai suivi l’histoire des Lulus depuis le début. Dès le tout début, même, dans Cicatrices de guerre, avec cette histoire courte qui était une sorte de prélude des Lulus.
Vous avez aussi participé à la série des Lulus…
D.C.: Oui, je suis arrivé sur le tome 3 pour donner un coup de main à Vincent sur le story-board, puis l’enchaînement s’est fait avec le tome 4, ce qui m’a permis de me familiariser avec les Lulus, de commencer à les avoir « sous le crayon ». Et un jour, Régis m’a parlé de l’idée de ce diptyque.
C’est vraiment une réinterprétation,
même si nous avons des références communes avec Vincent
Comment avez-vous appréhendé cette reprise de personnages déjà existants ?
D.C.: C’est vraiment une réinterprétation, même si nous avons des références communes avec Vincent, une même filiation franco-belge. Cela n’empêche qu’on a un dessin différent. Mais je savais qu’il s’agirait d’un diptyque à part de la série, c’est donc moins choquant pour le lecteur qu’un changement de dessinateur au milieu d’une série. Je voulais aussi m’approprier différemment le dessin, d’où l’idée d’avoir des séquences traitées en couleurs directes. J’ai là un dessin qui se veut un peu réaliste, mais qui parfois lorgne aussi du côté du cartoon, du « gros nez » très franco-belge. J’avais aussi envie de ça, par rapport à Vincent qui est plus dans le semi-réaliste et qui tient son trait sur la distance.
R.H.: Le changement de dessinateur se justifie entièrement par le changement de perspective justement. On sait que deux personnes qui racontent le même événement en ont une vision un peu différente. C’est ce que dit Ludwig dans la Guerre des Lulus : « Mon camarade a déjà raconté ça et même si mes souvenirs diffèrent un peu des siens, qu’est-ce que je suis pour prétendre que mes souvenirs valent mieux que les siens.» Donc, Luigi a une façon de raconter qui est très différente de celle de ludwig. Il s’attache plus aux péripéties, aux scènes d’actions, aux rebondissements. Donc il y a une narration plus rapide je pense que dans la Guerre des Lulus, où la voix off, plus littéraire, amène un temps qui s’étire un peu plus. Ici, le changement de dessinateur apporte une autre coloration, une autre vision des choses.
Mes Lulus sont différents
de ceux de Vincent
Finalement, les Lulus restent les mêmes mais un peu différents ?
D.C.: Mes Lulus sont différents de ceux de Vincent. On les reconnait, ils sont identifiables… Mais j’en ai un peu bavé pour les dessiner. Ils ne sont pas simples, je trouve. D’une case à l’autre, ça été dur.
On a parlé des personnages, mais le travail sur les décors est également important…
D.C.: Sur la période des années 30 à Amiens, il existe pas mal de documentation. Ainsi, ce fut un plaisir de dessiner la gare Saint-Roch, car elle avait quand même de la gueule ! Pour Berlin, ma principale documentation fut en effet le livre de photos de Heinrich Zille. Comme l’expliquait Régis, ce sont vraiment des photos de repérages, des photos de dessinateur. Elles m’ont été très utiles. Et puis j’ai retrouvé aussi sur Internet deux ou trois films sur Berlin en 1915.
Au niveau graphique et technique, comment en êtes-vous venus à mêler séquences en couleurs directes et séquences en lavis ?
D.C.: C’est venu assez naturellement. On ressent une vraie cassure entre le moment présent de 1936, quand Luigi échange avec le journaliste et la période racontée, en 1916. Et je tenais aussi à travailler avec David François, qui avait fait la mise en couleurs sur la série des Lulus, afin de garder une forme d’homogénéité. Donc, j’ai fait les parties « présentes » en lavis et toute la partie en « flash-back » est mise en couleurs par David François.
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