Contes ordinaires d’une société résignée, Ersin Karabulut. Editions Fluide glacial, 80 pages, 16,90 euros.
Dans cette “société résignée”, on peut prédire les futurs métiers des enfants dès l’échographie, un étrange virus se répand avec l’étonnante particularité d’entamer un dialogue avec le malade qui en est atteint, le cannibalisme devient une mode “tendance”, surtout pour les vieilles vedettes, d’autres vieillards viennent se substituer à leurs descendants, une école dépiste et empêche tout acte d’intelligence chez ses élèves, une “chose” vaguement phallique pénètre par le plafond d’un appartement et vient perturber la vie d’un jeune couple. Une quinzaine de courts contes fantastiques…
Alors que le régime de Recep Tayyip Erdoğan poursuit sa fuite en avant, ce recueil du chef de file de la bande dessinée turque contemporaine prend toute sa dimension. Le quinzième et dernier conte, “monochrome” est sans doute le plus explicite, avec cette société glissant progressivement dans la grisaille, où la minorité d’hommes monochrome impose de plus en plus sa loi – image à peine masquée de l’emprise du parti islamiste d’Erdoğan sur l’ex-Turquie laïque.
Toutes ces petites histoires satiriques ont d’ailleurs leur portée métaphorique, voire une lecture politique. Dessinés avec soin, dans un style privilégiant les visages déformés et grotesques, ces “contes” s’inscrivent quelque part entre Edgar Alan Poe et Foerster (avec qui Karabulut est désormais collègue au sein des pages de Fluide Glacial) ou comme une version dessinée de la série télé Black Mirror, avec ces historiettes d’apparence banale et qui basculent vers l’horreur. Une telle froideur peut d’ailleurs laisser insensible. Mais dans ce fantastique absurde, la force du travail sur l’aliénation de l’individu est incontestable. Non sans un certain effroi, à l’image de la terrible image de couverture, avec ces personnes se jetant en masse dans le vide depuis le toit de leur immeuble. Et ce regard, immensément triste et résigné de la femme avant de faire le grand saut.
De l’humour noir, très noir donc, qui démontre en revanche que tous ne se résignent pas.
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