Mattéo, quatrième époque: août-septembre 1936, Jean-Pierre Gibrat. Editions Futuropolis, 64 pages, 17 euros.
Les fantômes de Ermo, volumes 1 et 2, Bruno Loth. Editions La Boîte à bulles, 160 et 184 pages, 25 euros le volume.
La Guerre d’Espagne. L’actualité catalane récente a fait remonter certains miasmes et remugles du franquisme la remettant en lumière. Mais finalement cette « répétition générale » de la Seconde Guerre mondiale n’en n’avait pas besoin pour continuer à fasciner. Mélange de culpabilité pour l’inaction des démocraties (voire leur inclination coupable pour le régime « d’ordre » voulu par Franco) et d’enthousiasme chez certains pour la dernière expérience libertaire et révolutionnaire du siècle passé. Un album récent et la réédition méritée d’un diptyque y replongent avec une grande réussite.
Mattéo s’engage de nouveau
L’album, c’est le tome 4 de Mattéo. Cette « quatrième époque » ne projette pas cette fois le héros dix ans plus tard, mais s’avère la suite immédiate de la « troisième époque ». Les premières vacances du Front populaire s’étaient achevées de façon épique et tragique à Collioure pour Mattéo, avec une révélation familiale fracassante, la mort d’un petit facho local et la récupération du stock d’armes que celui-ci voulait transmettre aux partisans de Franco. De nouveau proscrit et fugitif, Mattéo a fait en sens inverse l’itinéraire de son père immigré espagnol, accompagné par Amélie (l’ex-infirmière de la Première Guerre mondiale) et de son ami Robert. Direction la Catalogne. Mais, sur place, rien n’est simple en cette fin d’été 1936 où les tensions politiques s’exacerbent déjà entre les factions politiques. Toujours vacciné des « bolcheviks », Mattéo se refuse à rejoindre les forces communistes comme Robert, plus pragmatique. Amélie et lui vont se retrouver dans une colonne anarchiste, avec comme objectif la reprise du village d’Alcetria, un nom évocateur pour Mattéo. Sur place, malgré ses réticences, il va se retrouver à prendre du grade et avec l’appui d’une belle camarade polonaise – athlète venue pour les Jeux de la Fraternité (évoqués voilà peu aussi dans Sept Athlètes), il lui faudra se confronter aux franquistes.
Aventures et romance sont encore de la partie dans ce tome, aussi dense que le précédent et toujours sublimé par le dessin magnifique de Jean-Pierre Gibrat, avec son style réaliste soigné aux belles couleurs qui se bonifie encore d’épisode en épisode. Et si Juliette, l’éternel amour de Mattéo n’est présente ici que par l’évocation, Amélie et Anechka compensent dans le glamour habituel aux albums de Gibrat… Toutes se ressemblent toujours, mais envoûtent par leur finesse et leur beauté, à l’inverse des hommes aux trognes nettement plus abruptes. Abrupt aussi, la fin de ce quatrième épisode qui s’arrête sur une angoissante disparition, dont la résolution devrait être connue dans le prochain volume. Avant un dernier diptyque qui amènera le héros jusqu’au début de la Seconde Guerre.
Ermo et les spectres de la guerre
C’est un autre personnage attachant qui se dévoile dans les deux tomes des Fantômes d’Ermo, de Bruno Loth. Initialement auto-édité par l’auteur en six volumes, ces aventures historico-fantastique et fantaisistes ont été ramassés ici en deux gros volumes, permettant de donner une nouvelle chance de découvrir un récit passionnant, prenant et assez unique en son genre.

Orphelin, Ermo a rejoint subrepticement à l’été 1936 la troupe de gitans du magicien Sidi Oadin qui parcourt l’Espagne en roulotte. Ce qui devait être pour lui une évasion vers une vie supposée plus facile va le plonger, ainsi que ses nouveaux amis, dans le chaos de la guerre civile. D’abord distants avec la cause républicaine, Sidi Oadin et sa troupe vont se retrouver contraints de s’y impliquer. Ermo leur sauvera la mise sur le front d’Aragon, grâce à l’intervention des fantômes de ses parents qui veillent sur lui. Puis tous se retrouveront à Barcelone, feront d’autres connaissances, croiseront et accompagneront Durutti (qui revit fort joliment dans ces pages), le célèbre commandant anarchiste…
Pleine de rebondissements, l’histoire est difficilement résumable. Mais avec ce roman graphique épique et populaire, ses personnages extravagants mais si attachants, Bruno Loth réussit aussi l’exploit de donner une belle mais historiquement très précise description de l’effervescence espagnole de l’époque. Il évoque ainsi de façon claire les divers enjeux politiques et idéologiques, les fractions rivales (et l’emprise progressive des communistes staliniens, forts du soutien de l’URSS, face aux milices ouvrières et syndicales de la CNT ou du POUM). Inspirés des souvenirs de son beau-père et de la mémoire familiale, les deux volumes sont complétés par un utile dossier documentaire en fin d’album.
Si l’on suit bien les même personnages durant quasiment toute la guerre civile, le récit s’infléchit dans la seconde partie, plus sérieux et tragique – à l’image de la guerre. Et, significativement, les deux fantômes s’estompent eux-aussi, témoins d’une certaine innocence perdue.
Le style graphique de Bruno Loth se distingue de celui de Jean-Pierre Gibrat, dans un registre semi-réaliste, classique, en noir et blanc rehaussé de gris et de quelques touches de rouge (les couleurs de la CNT-FAI, donc…). Mais les deux séries se retrouvent pour l’empathie qu’elles font ressentir pour leur héros, le charme et la fraîcheur de ceux-ci. Et leur commune volonté, sur le sujet de cette guerre d’Espagne, d’en faire ressortir les aspérités, mais aussi de faire ressentir toute la dimension révolutionnaire, trop souvent occultée (aspect plus longuement développé par Bruno Loth, grâce à sa copieuse pagination, qui lui permet notamment de décrire – chose rare – le fonctionnement d’une commune autogérée et dirigée par des femmes).
Deux manières différentes, mais très réussies, pour se replonger dans cette bouillonnante page d’histoire.
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