Des jongleries avec des millions, du liquide qui circule à flots, des factures douteuses, des vols de documents comptables : le bâtiment, c’est parfois Dallas-sur-Oise, comme le suggère le procès ouvert ce mercredi à Amiens.
C’était quelqu’un, Éric Auger, sur la place beauvaisienne, au tournant des deux siècles ! On ne cherchera pas ailleurs pourquoi son procès se tient à Amiens, depuis ce mardi matin, après onze ans d’instruction. Ce natif du pays de Bray avait commencé dans le bâtiment armé « d’une brouette et d’une pioche ». À force de travail – ce que personne ne nie – il achète en 1994 la société Herbette, créée en 1937 à Beauvais. Il multiplie les chantiers, essentiellement pour les sociétés d’HLM. Il compte jusqu’à 170 salariés. « Le chantier moyen, c’était 3,5 millions d’euros, ça montait jusqu’à 7 millions », se souvient-il. Chez les bailleurs sociaux comme à la chambre de commerce, il a son rond de serviette. Ne murmure-t-on pas son nom comme futur président de l’aéroport ?
Fin 2007, suite à des ennuis de santé, il vend Herbette pour 3,5 millions d’euros à un investisseur amiénois, Bruno Deplanque, et se retire dans son château du bordelais. Un an plus tard, en octobre 2008, la société est liquidée ! Entre-temps, le repreneur a porté plainte contre le vendeur. Concrètement, il lui est reproché d’avoir trafiqué les comptes pour rendre la mariée plus belle qu’elle n’était.
Beaucoup de liquide
Ce concept simple, traduit dans une procédure judiciaire, devient un serpent de mer qui, de renvois en expertises, agite le tribunal d’Amiens depuis une décennie. Est dans le viseur l’inscription d’avances dans la comptabilité, comme s’il s’agissait de revenus. S’ajoute un goût immodéré pour l’argent liquide. Éric Auger, 54 ans, remettait des chèques de la société à de nombreuses connaissances en échange de liquidités. On parle de centaines de milliers d’euros. Il s’en justifie : « Je faisais travailler jusqu’à 80 ouvriers turcs, qui n’ayant pas de compte bancaire, refusaient d’être rémunérés en chèque. » Évidemment, du côté du parquet et des parties civiles – dont Me Inchauspe, qui s’est érigé en avocat-procureur-président ! – on suspecte de bien plus noirs desseins (au choix, enrichissement personnel ou graissage de pattes).
Éric Auger ne nie pas des maladresses, pour lesquelles il a déjà été condamné à verser 4,5 millions, mais réfute en revanche les malversations. Il estime être privé de la faculté de se défendre puisque tous les documents comptables ont été dérobés lors d’un étrange cambriolage de la société Herbette, en mars 2018, à Allonne. Les chiffres qui l’accusent ne sont dès lors que des reconstitutions. Comme si ce dossier n’était pas déjà assez compliqué…
Le procès se poursuit ce jeudi.
L’ancien directeur de la SA d’HLM de l’Oise à la barre
Dans un deuxième volet de l’affaire, Éric Auger comparaît en compagnie d’Yves Davoust, qui fut directeur général de la SA d’HLM de l’Oise de 1987 à 2014, notamment sous la très controversée présidence de l’ancien sénateur (LR) Alain Vasselle (une enquête pour favoritisme est toujours en cours).
L’enquête déclenchée par la plainte de Bruno Deplanque a permis de mettre au jour, selon l’accusation, des pratiques douteuses. Ainsi, d’après un architecte et le propre adjoint de M. Davoust, la société Herbette bénéficiait d’un traitement de faveur, tant pour décrocher les marchés que pour obtenir des avances allant jusqu’à 20 %.
De son côté, M. Davoust ne nie pas qu’il a eu recours à la SA Herbette pour faire réaliser des travaux dans sa maison picarde ou dans son appartement parisien, admettant avoir bénéficié de « remises commerciales ». « Vous ne trouvez pas gênant d’employer à titre personnel une société participant aux appels d’offres de la SA d’HLM ? » l’interroge le président Manhes. « Non, tant que je payais », lui répond-il.
Le tribunal se penche justement sur l’étrange destin d’une facture de cuisine, pour l’appartement de Paris. La cuisine a été posée début 2007, Herbette l’a réglée en deux fois au cuisiniste, en mars et août. Mais Yves Davoust n’a fait le chèque qu’en février 2008, alors qu’Herbette avait été revendue, que la plainte de Deplanque se précisait et, surtout, que la cuisine était entièrement payée depuis six mois ! Et à qui a-t-il payé ? « Je ne sais pas, je faisais souvent des chèques sans mentionner le porteur », explique-t-il. « Douze mille euros, normalement, on s’en souvient quand même », commente le président.
4 avril 2019
Trois ans ferme requis contre l’ancien PDG d’Herbette et l’ex-directeur des HLM de l’Oise
Au tribunal d’Amiens, le parquet a requis jeudi 4 avril des peines de trois ans ferme à l’encontre de l’ancien PDG d’Herbette et de l’ex-directeur des HLM de l’Oise. Délibéré le 9 mai.
Si la procureure Olivaux est suivie par les juges, Éric Auger et Yves Davoust, 54 et 72 ans (et aucune mention au casier), n’éviteront pas l’incarcération. La loi fixe en effet à deux ans le seuil sous lequel une peine est aménageable. Au deuxième jour du procès, au milieu de onze plaidoiries, la magistrate a requis ce jeudi la même peine à l’encontre de l’ancien PDG d’Herbette, entreprise du bâtiment qu’il a cédée en 2007, et de celui qui fut pendant 22 ans directeur de la SA d’HLM de l’Oise. Pour les complices, « petites mains et bras armés », elle réclame des peines plus faibles.
À M. Auger, elle reproche « abus de biens sociaux, faux bilans, faux en écriture, fraude fiscale et travail dissimulé » et s’attache à ce dernier point : « Il utilisait des sous-traitants (ndlr : notamment turcs) pour pouvoir payer les salariés en espèces. Pour lui, c’est zéro charge sociale ! Cette fraude lui permet de s’engraisser sur les finances publiques. »
« Sa propre turpitude »
Au second, elle rappelle que « le favoritisme, c’est une rupture d’égalité dans l’accès aux marchés publics. M. Davoust était hors des clous, par le simple fait de demander à M. Auger de réaliser des travaux chez lui. Aux HLM de l’Oise, c’était copinage et compagnie ! » Telle était, certes, la réputation sulfureuse des HLM de l’Oise, « mais il n’y a aucune preuve dans le dossier ! », s’élève son avocate Me Giuseppina Marras.
Pour Auger, Me Stéphane Daquo veut aussi faire le tri : « Il a reconnu des fautes. Vous allez le condamner. La question, c’est pour quoi ? » Et de pointer le repreneur de la SA Herbette : « Il est bardé de diplômes mais c’est un mauvais gérant d’entreprise ». De plus, « un audit avant la vente l’avait alerté : impossible de donner un avis sur la réalité financière, impossible de déterminer les chantiers en cours. Et il achète quand même ! À un moment, nul ne peut invoquer sa propre turpitude ». « Il ne répondait pas aux appels d’offre, il arrivait tard au bureau », renchérit le bâtonnier Benoît Varin.
Loin d’être fini
Plus tôt, l’homme par qui le scandale est arrivé avait témoigné. Bruno Deplanque, qui se définit comme « un financier », a « beaucoup perdu » dans le rachat, pour 3,5 millions d’euros, de la SA Herbette, dans lequel il avait entraîné des membres de sa famille. Dix mois plus tard, il déposait le bilan, après avoir constaté au bout d’un trimestre que la société était exsangue. Herbette, c’était un jouet cassé dans un beau paquet cadeau.
Le tribunal rendra sa décision le 9 mai. Quelle qu’elle soit, on parierait fort qu’elle fera l’objet d’un appel. Vieille de douze ans, étendue aux contentieux fiscal et commercial, l’affaire Herbette n’a pas fini de bâtir un immeuble de papier, cimenté à la salive d’avocat…