
Lundi dernier, je revenais de Lille en compagnie de mon ami Patrick Poitevin, médiateur culturel à la bibliothèque municipale d’Abbeville, responsable du cinéma Le Rex. Envie de fumer. Nous nous arrêtâmes sur une aire de l’A 1, un peu avant Péronne. Hasard, geste de mon inconscient qui eût inspiré le bon Sigmund s’il m’avait couché sur son divan? Difficile à dire. C’était en tout cas l’aire de Maurepas. Maurepas, l’attaque du Bois de Maurepas, élément important de la prise de Combles, en septembre 1916. Mon grand-père Alfred fut blessé au cours de ces combats. Il en parlait peu de sa guerre, de sa Grande Guerre. Juste quelques bribes qu’il s’autorisait à nous livrer, au cours de déjeuners dominicaux chez mes parents, dans notre maison de la rue des Pavillons, à Tergnier. À travers la porte-fenêtre, on apercevait le jardin qui frissonnait sous les brumes. Sur les images en noir et blanc de la télévision Ribet-Desjardins, la face fraternelle, rassurante et gaullienne de Raymond Marcillac qui présentait Télé Dimanche. La poule au blanc ingurgitée, ma mère apportait le café et la liqueur d’angélique. Mon grand-père en raffolait. Il n’en abusait pas, non, mais cela suffisait à faire remonter en lui des images, des souvenirs de ces batailles de la Somme où il fut blessé deux ou trois fois. (Le sommet de son crâne neigeux était égayé par les traces d’un éclat d’obus prussien ou bavarois.) Alors, les mots Maurepas, Mont Saint-Quentin, Bouchavesnes sortaient de sa bouche. Ils résonnaient dans ma tête d’enfant; je ne les comprenais pas. Je ne me doutais pas qu’il songeait aux visages de ses copains fauchés par la mitraille ennemie, à leurs cris, aux chevaux éventrés et tout le toutim. Je fumais ma clope, cognais mon regard contre un mur de ciment rêche illustré de dazibao et graffitis urbains et hip-hop. Patrick me relaya pour conduire; à la place du mort, j’étais mieux: je pouvais rêver à ma guise sans provoquer un accident. Au loin, j’apercevais un bois niché tout au bout d’une plaine rousse de ce Santerre qui porte si bien son nom. La terre n’est-elle par gorgée de sang? Le soir même, je rejoignais mon petit Gnou, mon ex-danseuse parisienne aux si fines attaches, dans sa maison du Crotoy.

Le lendemain, dans les rues crotelloises, je rêvais encore et ne cessais de penser à mon bon copain, le regretté Jacques Béal qui, lui aussi, il y a peu, les arpentait encore.

Devant la boulangerie, nous croisâmes Jean-Pierre Garcia, ancien directeur du festival du film d’Amiens, un autre ami cher, qui vit aujourd’hui dans la cité crotteloise. Nous parlâmes, comme il se doit, un peu de cinéma, beaucoup de littérature (notamment du roman qu’il est en train de peaufiner et qui se passe en partie dans la Somme et dont l’action débute au cours de la guerre de 1870). Et de Jacques Béal. Je nous revoyais en baie de Somme, Daniel Convain, lui et moi, au petit matin, tout au bout d’une nuit d’excès comme nous savions en provoquer. C’était au début des années 2000. Je n’allais pas tarder à divorcer; j’habitais encore dans ma si jolie maison de la rue Pierre-Sauvage, à Abbeville. Et, déjà, il ne se passait pas une semaine sans que je ne pensasse à l’attaque du Bois de Maurepas, ce souvenir, mâtin translucide: il ne cesse de mordre les mollets de ma mémoire.
Dimanche 28 avril 2019.
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