Le bateau de Thésée, tomes 1 et 2, Toshiya Higashimoto (scénario et dessin). Editions Vega, 182 pages, 8 euros.
Fils d’un tueur de masse emprisonné depuis plus de 20 ans, Shin s’efforce d’oublier son lourd passé familial aux côtés de sa compagne Yuki toute proche d’accoucher de leur premier enfant. Malgré un diplôme d’enseignant en poche, le jeune homme a renoncé à son rêve de devenir professeur, persuadé de ne pas être autorisé à vivre une vie comme les autres en raison des crimes de son père. « Ton père est un criminel, c’est pour ça qu’on doit s’abstenir de sourire ou de pleurer en public », ne cesse d’ailleurs de lui répéter sa mère qui fut contrainte de travailler nuit et jour et de l’élever seule, lui et ses frères et sœurs.
Résigné à vivre caché, comme un paria, Shin traverse une nouvelle épreuve lorsque Yuki meurt en mettant au monde la petite Miku. Quelque temps plus tard, Shin se souvient que Yuki avait commencé à faire des recherches sur la fameuse affaire d’empoisonnement pour laquelle son père a été condamné. C’était en juin 1989 au sein de l’école primaire du village d’Oto Uso : 21 personnes (16 élèves et 5 professeurs) avaient péri en ingérant du cyanure de potassium mélangé à du jus d’orange. Yuki avait compilé des coupures de presse et découvert que peu de temps avant l’éclatement de l’affaire d’Oto Usu, une série de faits divers étranges avaient frappé le village.
Et si le père de Shin, jeune policier municipal à l’époque, avait été victime d’une erreur judiciaire, lui qui enquêtait sur ces faits ? Cette question obsède Shin qui finit par se rendre au village d’Oto Usu où plutôt ce qu’il en reste. Surgit alors une brume glacée qui lui fait perdre connaissance. A son réveil, Shin se retrouve projeté dans le passé, le 7 janvier 1989, cinq mois avant la tuerie. Quelques heures plus tard, il tombe nez à nez avec père, Bungo Sano, 32 ans, policier en poste au village…
Le bateau de Thésée est le nom donné à un paradoxe. Pour perpétuer le souvenir de leur héros, les Athéniens ont entretenu son bateau en remplaçant progressivement ses planches usées jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus une seule d’origine. D’où ce paradoxe : peut-on dire que ce navire est resté le même ? Cette question quasi-philosophique, Toshiya Higashimoto l’aborde habilement à travers un passionnant thriller temporel qui nous propose une intrigue en miroir, entre présent et passé.
Mystérieusement projeté dans le passé, le personnage principal du manga se voit offrir l’occasion de changer son présent. Une trame scénaristique, certes utilisée à l’infini via l’effet papillon, mais qui ne manque pas de piment ni d’audace dans ce seinen prenant, particulièrement bien élaboré. Comprenant que ce père qu’il n’a jamais connu n’est peut-être pas le monstrueux tueur d’enfants jeté en prison, Shin se mue très vite en détective, lancé dans une folle course contre la montre. Malgré ses connaissances sur l’affaire (ou ce qu’il pense être la vérité), il n’est pas aisé pour le jeune homme de retoucher le passé comme il le voudrait.
Énigmes, jeux de pistes, troublantes rencontres familiales…, le rythme imposé par l’auteur est soutenu. Le récit va de surprise en surprise car en modifiant le passé, la chasse au tueur devient bientôt imprévisible alors que la date de la tuerie se rapproche. Cette tension psychologique fait la force du manga qui renvoie, dans le même genre, à Man in the window.
Côté graphique, le mangaka séduit par un style fin et précis avec une attention toute particulière portée à l’expression des visages à travers des gros plans disséminés au fil des pages. Avec un découpage alternant entre petites cases, pleine-pages ou figures anarchiques montrant un regard attristé ou un cri de douleur. Les décors sont également réussis, notamment le village d’Oto Uso merveilleusement décrit au cœur de l’hiver.
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