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Kent State ou les Etats désunis, magistrale reconstitution d’une répression sanglante d’étudiants en 1970

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 Kent State, Derf Backderf. Editions ça et là, 288 pages, 24 euros.

Ce nouvel ouvrage de l’auteur américain Derf Backderf aurait dû paraître en début d’année. Les bouleversements induits par le confinement en ont repoussé sa sortie à cet automne. Un retard finalement bénéfique. Après le mouvement Black Live Matters et les émeutes et avant l’élection présidentielle de début novembre, Kent State a d’autant plus d’actualité. Malgré une histoire qui remonte à cinquante ans.

Jusqu’ici, John « Derf » Backderf, né dans l’Ohio en 1959, s’est consacré à un travail autobiographique, comme le très remarqué Mon ami Dahmer (ou, comment mon camarade de classe est devenu un serial killer) ou Trashed (évocation de son premier travail d’éboueur). Plus récemment, les éditions ça et Là ont aussi publié un recueil de stries de jeunesse parus dans le journal The City, qui s’engageait déjà, d’une certaine manière très décalée dans le travail de reportage.

Cette fois encore, Backderf s’inspire d’un épisode marquant de sa jeunesse lorsque, à 10 ans, il voit les soldats de la Garde nationale dans sa ville de Richfield (Ohio), venus briser une grève de camioneurs. Ce seront les mêmes qui interviendront à l’université de Kent State, à une trentaine de kilomètres de là, dans la plus « grosse université inconnue du pays », comme l’a nomma alors Rolling Stones.

Tout va se jouer en cinq jours. Suite à la décision du président Nixon d’envahir le Cambodge pour détruire le Viet-Minh, annoncé le 30 avril 1970, un rassemblement anti-guerre est appelé pour le lundi 4 mai, dans la fac.Backderf fait revivre ces quelques journées de tension de façon chorale, à travers le portrait et l’évolution de plusieurs protagonistes, dont les quatre étudiants qui vont être tués par la Garde nationale, mais aussi un « indic » du FBI ou le brigadier-général Canterbury, responsable de la tuerie à cause de ses bourdes et de son incompétence. Il fait revivre également toute une époque, baignée de contre-culture et de musique rock et pop. Et cette chronique d’un drame annoncé est restitué de manière très détaillé, grâce à un impressionnant travail de reconstitution basé sur des témoignages de témoins oculaires et de documentation ; travail impressionnant qui transparait bien sûr à travers les 250 planches, mais aussi dans 26 pages de notes qui complètent l’album !

Derf Backderf livre donc un vrai récit historique. Cette chronique de la répression violente qui s’abat sur une petite université et ses étudiants « gauchistes » se montre remarquable dans la variété des sources recueillies tout comme dans l’articulation magistrale du propos. Ici, on saisit véritablement l’engrenage qui se met en place, fait de préjugés conservateurs et de médiocrité politique et policière, pour aboutir à ce massacre et cette mort absurde d’étudiants qui, pour la plupart n’étaient même pas parmi les plus concernés par la manifestation. Et ce à cause d’un usage disproportionné et parfaitement inadapté de l’armée pour contrôler des manifestations étudiantes…

L’intérêt et ce qui fait la belle singularité de ce roman graphique, c’est que Backderf conserve ici son dessin habituel, dans un registre un peu plus réaliste, mais avec ses longues figures et son trait caractéristique né des fanzines underground. Cela donne un ton et un aspect particulier à son ouvrage, assez distinct du style réaliste que l’on a l’habitude de voir en matière de bande dessinée historique et se rapprochant un peu du travail de Joe Sacco. Un mélange réussi de travail historique et d’oeuvre personnelle d’auteur, en tout cas.

Ce long récit se lit d’une traite, tant le lecteur est immergé sur le campus de Kent State et tenu en haleine par la tension grandissante. Et difficile de ne pas être indigné et choqué par les dernières pages. Ce qui fait de ce comics un ouvrage très émouvant, par son hommage post mortem rendu à la jeunesse foudroyée par la bêtise et la répression d’Etat. A noter que ce sera aussi la réaction à l’époque. L’annonce de ces morts étudiantes donnant lieu ensuite à de gigantesques manifestations dans tous les Etats-Unis, qui vont participer au basculement de l’opinion sur l’engagement américain dans la guerre au Vietnam.

Ce contexte et le mouvement hippie contestataire sont bien sûr très différents de la réalité américaine actuelle, illustrée depuis le printemps par cette série de « bavures » dont des noirs sont victimes. En revanche, l’écho d’une période vers l’autre est saisissant. Le substrat réac-plouc, les réflexes de repli identitaire, le rejet des autres ou ces « milice » de citoyens en arme, venant prêter main forte aux soldats contre les « gauchistes ». Tout est déjà bien là. Backderf évoque aussi, en passant, les reports de conscription qu’a obtenu le jeune Donald Trump pour éviter d’aller au Vietnam.

Très intéressant pour le travail de redécouverte de cet épisode de l’histoire américaine, Kent State apporte aussi un éclairage et des éléments de compréhension sur l’Amérique de Trump… Et certaines cases ont même une portée nettement plus universelle.

Enfin, on peut saluer la persévérance et le travail mené par ça et Là depuis sept ans pour faire découvrir et connaître au public français toute l’oeuvre de Derf Backderf.

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