ABCD de la typographie, David Rault (scénario), Seyhan Argun, Aseyn, François Ayroles, Hervé Bourhis, Alexandre Clérisse, Olivier Deloye, Libon, Delphine Panique, Jake Raynal, Anne Simon, Singeon (dessin). Editions Gallimard BD, 128 pages, 24,90 euros.
Ce sont les créations artistiques les plus répandues. Et les plus invisibles. Tout le monde les voit sans les voir. En ce moment même, c’est le cas de tous ceux qui nous font l’honneur de lire ces lignes. C’est bien sûr des “polices de caractères” qu’il s’agit, ces lettres dessinées avec une forme singulière qui, inconsciemment la plupart du temps, jouent aussi sur la compréhension des mots et leur réception (pour info, ce texte doit être pour sa part retranscrit en police Arial, variante de l’Helvetica, créé en 1982 par la société Monotype).
C’est cet art de la typographie, trop méconnu, que David Rault, lui-même graphiste et auteur d’ouvrages sur le sujet (dont un Guide pratique de choix typographique), se propose d’évoquer dans ce joli album collectif. Les ouvrages sur la typographie, en soi, ne manquent pas (des Sales caractères de Simon Garfield, très agréable à lire jusqu’à l’Histoire de l’écriture typographique en sept volumes dirigée par Jacques André et Yves Perrousseaux). Mais raconter cette histoire en bande dessinée est une première.
Cette approche pourrait pourtant sembler évidente, tant la typographie et la bande dessinée sont tous deux des “arts graphiques” , des “arts dessinés”. Mais encore faut-il ne pas s’y perdre.
Cet album y parvient fort bien en faisant le choix d’un découpage historique judicieux. Et en faisant appel à une dizaine de dessinateurs au style fort différent, qui apportent une réjouissance diversité graphique à l’ensemble.
Aseyn (le talentueux dessinateur de Bolchoi Arena) accomplit d’abord avec brio, avec un trait réaliste léger, la lourde tâche de résumer quasiment 3 000 ans en six pages, des débuts de l’écriture occidentale en Mésopotamie jusqu’à l’émergence de l’alphabet latin (et avec un tableau comparatif lumineux, permettant, en une case de saisir le passage de la représentation figurative aux symboles graphiques). Des prémicesantiques à notre écriture prolongées par Singeon illustrant la première réussite typographique majeure de l’histoire: le “Trajan” et ses capitales romaines.
Rupture et changement d’ambiance ensuite avec Libon qui, sans rien perdre de son style caricatural et comique, rend honneur aux “frakturs” (nos “lettres gothiques” qui n’en sont pas) moyen-âgeuses et au rôle de Charlemagne (qui n’a pas seulement “inventé l’école” mais imposé un système d’écriture unique pour son royaume).
C’est ensuite l’auteur turc Seyhan Argun qui évoque Guttenberg, avec un trait hachuré ressemblant à de la gravure… et bien adapté à un chapitre axé sur l’évolution technique de l’impression. Puis c’est la grande floraison de lettrages différents, qui ne va cesser depuis le XVIIe siècle. Et à chaque fois en lien avec l’évolution de la société et de ses besoins. Lettres “humanes” évoquées avec la finesse d’une Delphine Panique, férue par ailleurs de littérature ; caractères d’imprimerie au XIXe siècle retranscrits à travers le trait plus appuyé et ombré d’Olivier Deloye ; créations “stars” du XXe siècle comme la célèbre police “Times”, le “Gill sans” qui occupe les panneaux du métro londonien ou le “futura” né des conceptions épurées et géométriques du Bauhaus illustrés par Hervé Bourhis à la manière de ces célèbres Petits livres. Et cela jusqu’aux créations plus contemporaines mises en scène par François Ayroles.
En parallèle, David Rault fait un focus sur les “rencontres de Lure”, rassemblement annuel du monde des graphistes, à travers une évocation rétro et coloré par Alexandre Clérisse ou l’importance de la photocomposition et des “letraset” – qui donneront sans doute une bouffée de nostalgie à quelques quinquagénaires et auxquelles Jake Raynal redonneune ambiance très encrée et industrielle. Enfin, Anne Simon (biographe en BD de Marx, Enstein ou Freud) a la tâche pas facile d’expliquer la “classification de Maximilien Vox”, conçue dans les années 50 et toujours en vigueur, destinée à classer les différentes polices.
En à peine plus de cent pages, c’est donc une des plus brillantes créations qui accompagne l’humanité depuis ses débuts (et aujourd’hui 95% d’internet, c’est de la typographie !) qui est joliment évoquée, de façon érudite et ludique. Et l’approche “dessinée” apporte une dimension supplémentaire à la prise en compte de ce rapport entre une idée et sa représentation graphique.
Bref, un réjouissant abécédaire qui ne manque pas de caractère et à lire, on l’aura compris, avec profit.
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